LA RECHERCHE DE SIGMUND FREUD SUR L’ASTROLOGIE, par Nicholas CAMPION

À la suite de la Première Guerre mondiale, le recours aux médiums et aux voyants s’est accentué, les familles endeuillées tentant d’entrer en contact avec leurs disparus. Sigmund Freud y voyait un danger et il entreprit d’étudier ce phénomène en 1921. Dans ce cadre, il prend en considération la visite d’un de ses patients à un astrologue, en replaçant l’épisode dans son contexte historique et en examinant les causes et les possibles conséquences de ce boum de l'occulte.

Article original publié dans "Culture and Cosmos", Volume 2, N°1
Avec l'aimable autorisation de Culture and Cosmos

L’étude de Freud sur la visite d’un de ses patients à un astrologue a été écrite en août 1921 et fut intégrée à une étude sur les phénomènes prophétiques, rédigée dans le contexte des récentes attaques que lui opposaient Jung et Adler. Il semble qu’elle ait été présentée à une réunion de ses plus proches disciples (Abraham, Eitington, Ferenczi, Rank, Sachs et Ernest Jones) en septembre 1921 ; elle a été publiée en 1941 sous le titre " Psychanalyse und telepathie ". (1)

Freud démarre sa discussion en établissant le contexte historique. Il attribue en particulier ce qu’il identifie comme un intérêt croissant pour l’occulte à la tourmente politique, l’effondrement économique et la dislocation sociale qui ont suivi la Première Guerre mondiale. Selon lui, "il n’y a pas non plus de doute sur l’origine de cette tendance. C’est en partie l’expression de la perte de valeur par laquelle tout a été affecté avec la catastrophe de la Grande Guerre, une partie de l’approche provisoire de la grande révolution vers laquelle nous nous dirigeons et dont nous ne pouvons former d’estimation ; mais c’est sans doute aussi une tentative de compensation, pour "composer" avec une autre sphère, une sphère supramondiale, avec les attraits qui ont été perdus par la vie sur cette terre". (2)

Freud pense également que les récentes découvertes et théories scientifiques stimulent l’intérêt du public pour l’occulte en rendant confuses les croyances publiquement acceptées sur la nature de l’univers, ou en sapant la croyance en la fiabilité objective de la science. Il cite la découverte du radium et la théorie de la relativité comme deux exemples. (3)

Dans son introduction, Freud considère comme possibles des connexions et la coopération entre des occultistes et des psychanalystes du fait que la science les perçoit les uns et les autres comme peu recommandables ; la psychanalyse était largement considérée comme un mysticisme, et on avait récemment demandé à Freud de contribuer à trois revues occultes.

Il poursuit cette ligne de pensée en écrivant que "Il ne va pas automatiquement de soi qu’un intérêt accru pour l’occultisme doive impliquer un danger pour la psychanalyse. Nous devrions, au contraire, être prêts à trouver une sympathie réciproque entre eux. Ils ont tous deux subi le même traitement méprisant et arrogant de la part de la science officielle. À ce jour, la psychanalyse est considérée comme ayant une saveur de mysticisme, et son inconscient est considéré comme une de ces choses situées entre le ciel et la terre, à laquelle la philosophie refuse de rêver... L’alliance et la coopération entre les analystes et les occultistes pourraient donc paraître à la fois plausibles et prometteuses." (4)

Toutefois, il trouve que cette approche pose problèmes, arguant que, tandis que les occultistes sont des croyants, poussés par le seul besoin de trouver des preuves pour étayer leur foi, les analystes sont des scientifiques, engagés dans l’appréciation objective des faits. Pire encore, si l’on venait à trouver une preuve à l’appui de n’importe quel phénomène occulte, il se pourrait alors que les occultistes l’utilisent pour proclamer la vérité de tous les phénomènes occultes. Les résultats, de l’avis de Freud, seraient désastreux. Il prédit que les occultistes "seront salués comme des libérateurs du fardeau de l’asservissement intellectuel, ils seront joyeusement acclamés par tous, la crédulité étant à portée de main depuis les premiers balbutiements de la race humaine et de l’enfance de l’individu. Il peut en découler un effondrement effrayant de la pensée critique, de la norme déterministe et de la science mécaniste ". (5)

Freud craint que l’analyse n’en souffre aussi, car si les occultistes étaient en mesure de fournir toutes les réponses, il n’y aurait aucun intérêt à ses laborieuses procédures. Il estime que ces risques sont si graves que, même s’il se sent obligé d’étudier l’occultisme, il croit que le fait d’en discuter doit être caché au grand public. Ainsi, alors qu’il voit la résurgence de l’intérêt pour l’occultisme comme un phénomène historique, défini par l’effondrement de l’Europe en 1918-1919, l’étude même de ce phénomène peut avoir des conséquences historiques importantes et dommageables. En des mots qui rappellent son appel antérieur à Jung, à qui il demandait de se joindre à lui pour former un "rempart contre... la marée noire de l’occultisme", il écrit que même ses propres ennemis, Jung et Adler, sont menacés. (6)

Cependant, malgré l’attitude "peu enthousiaste et ambivalente" de Freud face au matériel, il croit que son approche scientifique le rend exempt des incertitudes et des doutes dont la plupart des observations des occultistes sont sujettes". (7)

La discussion de Freud sur l’astrologie est centrée sur la visite d’un de ses patients à une astrologue à Munich. L’astrologue n’est pas nommée, mais elle est clairement bien connue. Freud écrit qu’elle "jouit d’une grande réputation. Les princes bavarois ont l’habitude de lui rendre visite lorsqu’ils ont un projet à l’esprit. Tout ce dont elle a besoin est de recevoir une date." (8)  Freud remarque qu’il n’a pas demandé si elle a également besoin d’une année, ou même d’une heure, à savoir les données nécessaires à la réalisation d’un horoscope complet.

Freud ne se préoccupe pas de la véracité de l’astrologie, mais de son mécanisme et de sa fonction. Il rapporte que l’incident astrologique est l’une des deux "prophéties faites par des diseurs de bonne aventure professionnels qui ne se sont pas réalisées. Malgré cela, ces prophéties ont fait une impression extraordinaire sur les personnes à qui elles étaient annoncées, de sorte que leur relation avec l’avenir ne peut pas être leur préoccupation essentielle. Tout ce qui peut contribuer à leur explication, ainsi que tout ce qui jette le doute sur leur force probante, sera extrêmement bienvenu pour moi. " (9)

La prophétie exacte de l’astrologue est que le frère du patient de Freud allait mourir d’une intoxication aux écrevisses ou aux huîtres en juillet ou en août. Le patient décrit cette prévision comme "merveilleuse" parce que l’événement en question s’est effectivement produit en août précédent. Cependant, Freud considère une prévision d’une telle précision comme au-delà de la capacité technique de l’astrologie, arguant que "vous serez sans doute d’accord avec moi pour offrir la résistance la plus obstinée à la possibilité qu’un évènement aussi détaillé que tomber malade d’un intoxication à l’écrevisse puisse être déduit de la date de naissance du sujet à l’aide de n’importe quelle table de formules. N’oubliez pas combien de personnes naissent le même jour. Est-il crédible que la similitude des futurs de personnes nées le même jour puisse être emportée vers des détails tels que ceux-ci ? J’entreprends donc d’exclure entièrement de la discussion les calculs astrologiques ; je crois que le diseur de bonne aventure a pu adopter une autre procédure sans affecter le résultat de l’interrogation." (10) Cela ne veut pas dire, cependant, que l’astrologue pratique la tromperie délibérée : "Par conséquent, nous pouvons également, il me semble, laisser la diseuse de bonne aventure (ou, comme nous pouvons le dire directement, le "médium") tout à fait hors de compte comme source possible de tromperie." (11)

L’explication de Freud, cependant, ne relève pas des modèles normaux de la science mécaniste, qu’il perçoit comme base de l’analyse, mais d’un autre phénomène occulte "Et nous constatons immédiatement - et c’est le cas de la majorité de ces phénomènes - que cette explication sur une base occulte est remarquablement adéquate et recouvre complètement ce qui doit être expliqué, sauf qu’elle est très insatisfaisante en elle-même. Il est impossible que la connaissance de cet homme - né le jour en question - ayant eu une attaque d’empoisonnement aux écrevisses ait pu être présente dans l’esprit de la diseuse de bonne aventure, et elle ne peut pas non plus être arrivée à cette connaissance à partir de ses tables et de ses calculs. Elle était cependant présente dans l’esprit de l'auteur de la question. L’événement devient complètement explicable si nous sommes prêts à supposer que la connaissance a été transférée de lui à la supposée prophétesse par une méthode inconnue qui exclut les moyens de communication avec lesquels nous sommes familiers. Cela signifie que nous devons tirer la conclusion qu’il y a quelque chose comme le transfert de pensée. Les activités astrologiques de la diseuse de bonne aventure ont dans ce cas rempli la fonction de détourner ses propres forces psychiques et de les occuper d’une manière inoffensive, de sorte qu’elle a pu devenir réceptive et accessible aux effets sur elle des pensées de son client - afin qu’elle puisse devenir un véritable "médium". (12)

Ainsi Freud explique un phénomène inexplicable, la "merveilleuse" prévision astrologique, par un autre, le transfert de pensée. Il ne semble pas avoir cru que le transfert de pensée fournit à la prophétie une explication préférable à celle de l’astrologie, car les deux sont occultes. Cependant, il pense qu’il est plus probable que le transfert de pensée peut, mieux que l’astrologie, expliquer la précision de la prévision. En outre, l’astrologue et le client étaient autant impliqués dans la réalisation de la prophétie : le patient souhaitait réellement que son beau-frère meure, avec une telle intensité que son souvenir de l’incident précédent a été capté par l’astrologue. C’est son souhait de voir le beau-frère mourir qui convertit la mémoire en prophétie énoncée par l’astrologue. Ainsi, l’astrologue n’aurait pas pu faire de déclaration significative sans la présence du client. Bien que Freud ne le déclare pas explicitement, c’est une preuve contre l’existence de tout "effet " astrologique indépendant.

Cependant, Freud fait valoir que sa preuve du transfert de pensée comme une explication pour l’astrologie et d’autres expériences prophétiques ne doit pas être utilisée pour soutenir d’autres phénomènes occultes, mais ouvre néanmoins la porte à une avancée scientifique substantielle. Il écrit "je n’ai rien à dire sur tous les autres miracles qui sont revendiqués par l’occultisme. Ma propre vie, comme je l’ai déjà ouvertement admis, a été particulièrement pauvre dans un sens occulte. Peut-être que le problème du transfert de pensée vous semble très trivial en comparaison au grand monde magique de l’occulte. Mais, au-delà de ce que nous avons cru jusqu’ici, considérez quelle étape importante serait induite par cette seule hypothèse." (13)

Ainsi, bien que Freud perçoive l’intérêt croissant pour l’occulte, y compris l’astrologie, comme une compensation en partie psychologique de la perturbation matérielle de la Première Guerre mondiale, et comme une menace profonde pour la science et la civilisation, il croit que certains phénomènes occultes peuvent être authentiques et que leur explication peut conduire, si on les manipule avec soin, à une révolution intellectuelle.

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Références :

  1. Sigmund Freud, "Psychoanalysis and Telepathy", 1921, in James Strachey (trans.) The Complete Psychological Works of Sigmund Freud, Vol. XVIII, Londres, 1955, pp 177-194.
  2. ibid. p 177.
  3. ibid. p 178. Les sentiments de Freud ont été repris par Richard Dawkins en 1998 : "L’incertitude quantique et la théorie du chaos ont eu des effets déplorables sur la culture populaire... Les deux sont régulièrement exploités par ceux qui ont tendance à abuser de la science ou à kidnapper sa merveille", Unweaving the Rainbow, Londres, 1998, p 188.
  4. Freud, "Telepathy", p 178.
  5. ibid. p 180.
  6. ibid. p 117, 19. C.G.Jung, Memories, Dreams, Reflections, Londres, 1963, p 173. Voir également Frank McGillion, "The Influence of Wilhelm Fliess' Cosmology on :Sigmund Freud", Culture and Cosmos, Vol. 2 n° 1, p 3.
  7. Freud, "Telepathy", p 181.
  8. ibid. p 182.
  9. ibid. p 181.
  10. ibid. p 182.
  11. ibid. p 184.
  12. ibid. p 184.
  13. ibid. p 193.

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