LES PRÉCURSEURS DE L'ASTROLOGIE GRECQUE, par Auguste BOUCHÉ-LECLERCQ

Éminent historien helléniste, Auguste Bouché-Leclercq a porté un intérêt critique et de longue haleine à la civilisation grecque antique et tout particulièrement à l'histoire de la divination et de l'astrologie. Son oeuvre fait toujours référence. Le premier chapitre de son ouvrage "L'Astrologie grecque", présenté ici, est consacré aux précurseurs grecs de l'astrologie, tous philosophes.


L'astrologie est une religion orientale qui, transplantée en Grèce, un pays de "physiciens" et de raisonneurs, y a pris les allures d'une science. Intelligible en tant que religion, elle a emprunté à l'astronomie des principes, des mesures, des spéculations arithmétiques et géométriques, intelligibles aussi, mais procédant de la raison pure, et non plus du mélange complexe de sentiments et d'idées qui est la raison pratique des religions. De l'emploi simultané de ces deux façons de raisonner est issue une combinaison bâtarde, illogique au fond, mais pourvue d'une logique spéciale, qui consiste en l'art de tirer d'axiomes imaginaires, fournis par la religion, des démonstrations conformes aux méthodes de la science. 

Cette combinaison, qu'on aurait crue instable, s'est montrée, au contraire, singulièrement résistante, souple et plastique au point de s'adapter à toutes les doctrines environnantes, de flatter le sentiment religieux et d'intéresser encore davantage les athées. Quoique inaccessible au vulgaire, qui n'en pouvait comprendre que les données les plus générales, et privée par là du large appui des masses populaires, attaquée même comme science, proscrite comme divination et aussi comme magie, anathématisée comme religion ou comme négation de la religion, l'astrologie avait résisté à tout, aux arguments, aux édits, aux anathèmes : elle était même en train de refleurir, à la Renaissance, accommodée - dernière preuve de souplesse - aux dogmes existants, lorsque la terre, on peut le dire à la lettre, se déroba sous elle. Le mouvement de la Terre, réduite à l'état de planète, a été la secousse qui a fait crouler l'échafaudage astrologique, ne laissant plus debout que l'astronomie, enfin mise hors de tutelle et de servante devenue maîtresse. 

C'est en Grèce que l'âme orientale de l'astrologie s'est pourvue de tous ses instruments de persuasion, s'est imprégnée de philosophie et cuirassée de mathématiques. C'est de là que, merveille pour les uns, objet de scandale pour les autres, mais préoccupant les esprits, accablée des épithètes les plus diverses et assez complexe pour les mériter toutes à la fois, elle a pris sa course à travers le monde gréco-romain, prête à se mêler à toutes les sciences, à envahir toutes les religions, et semant partout des illusions qu'on put croire longtemps incurables.

Il ne fallut pas beaucoup plus d'un siècle pour transformer l'astrologie orientale en astrologie grecque, celle-ci infusée dans celle-là et gardant encore, comme marque d'origine, le nom de "chaldéenne" ou égyptienne. C'est que, introduite dans le monde grec par le prêtre chaldéen Bérose, vers le commencement du IIIe siècle avant notre ère, l'astrologie orientale y trouva un terrain tout préparé par une lignée de précurseurs. Elle prit racine dans une couche préexistante de débris intellectuels, de doctrines hâtivement édifiées, rapidement pulvérisées par le choc d'autres systèmes, et qui, impuissantes à asseoir une conception scientifique de l'univers, s'accordaient pourtant à reconnaître certains principes généraux, soustraits à la nécessité d'une démonstration par une sorte d'évidence intrinsèque, assez vagues d'ailleurs pour servir à relier entre elles les parties les plus incohérentes de l'astrologie déguisée en science. Ces principes peuvent se ramener, en fin de compte, à celui qui les contient tous, l'idée de l'unité essentielle du monde et de la dépendance mutuelle de ses parties.

Les précurseurs de l'astrologie grecque sont tous des philosophes. Il est inutile de perdre le temps à constater qu'il n'y a pas trace d'astrologie dans Homère, et le moment n'est pas venu de montrer que le calendrier des jours opportuns ou inopportuns dressé par Hésiode ne relève pas non plus de la foi dans les influences sidérales. Nous considérons comme aussi inutile d'agiter la question, présentement insoluble, de savoir dans quelle mesure nos philosophes dépendaient de traditions orientales, puisées par eux aux sources ou circulant à leur insu autour d'eux.

LES PHYSICIENS 

Ce qu'on sait de Thalès se réduit, en somme, à peu de chose. Son nom, comme ceux des autres ancêtres de la science ou de la foi, a servi d'enseigne à des fabricants d'écrits apocryphes (1) et de légendes ineptes. Ces gens-là ne manquaient pas de remonter aux sources les plus lointaines et d'affirmer que Thalès avait été un disciple des Égyptiens et des Chaldéens. Aristote paraît ne connaître les doctrines de Thalès que par une tradition assez incertaine. Plus tard, on cite du philosophe milésien des ouvrages dont le nombre va grandissant : il devient le père de la science en général, mathématicien, géomètre, astronome ou astrologue (termes longtemps synonymes (2)), capable de prédire une éclipse de soleil et d'en donner l'explication. C'est par les commentateurs et polygraphes de basse époque que son nom est le plus souvent invoqué et ses opinions analysées le plus en détail (3). La seule proposition doctrinale que l'on puisse attribuer avec quelque sécurité à Thalès, c'est que "tout vient de l'eau (4)", ou n'est que de l'eau transformée par sa propre et immanente vitalité. Tout, y compris les astres. Dès le début, la science ou "sagesse" grecque affirme l'unité substantielle du monde, d'où se déduit logiquement la solidarité du tout.

Il importe peu de savoir si Anaximandre, disciple de Thalès, avait pris pour substance unique du monde un élément plus subtil, indéfini en qualité comme en quantité, et même s'il la supposait simple ou composée de parties hétérogènes (5). Sa doctrine était, au fond, celle de son prédécesseur, avec une avance plus marquée du côté des futures doctrines astrologiques. Il enseignait, au dire d'Aristote, que la substance infinie "enveloppe et gouverne toutes choses (6)". Cette enveloppe qui "gouverne" est sans nul doute le ciel en mouvement incessant, "éternel", cause première de la naissance de tous les êtres (7). Pour Anaximandre comme pour Thalès, les astres étaient les émanations les plus lointaines de la fermentation cosmique dont la terre était le sédiment. Il les assimilait, paraît-il, à des fourneaux circulaires, alimentés par les exhalaisons de la terre et roulés dans l'espace par le courant de ces mêmes souffles ou vapeurs ; ce qui ne l'empêchait pas de les appeler des "dieux célestes (8)", comme l'eussent pu faire des Chaldéens. Science et foi mêlées : il y a déjà là le germe et le langage équivoque de l'astrologie future. On voit aussi apparaître chez Anaximandre une idée qui sans doute n'était plus neuve alors et qui deviendra tout à fait banale par la suite, pour le plus grand profit de l'astrologie : c'est que les espèces animales, l'homme compris, ont été engendrées au sein de l'élément humide par la chaleur du soleil, dispensateur et régulateur de la vie.

Avec un tour d'esprit plus réaliste, Anaximène tirait de doctrines analogues les mêmes conclusions. Il commence à préciser le dogme astrologique par excellence, la similitude de l'homme et du monde, de la partie et du tout, le monde étant aussi un être vivant chez qui la vie est entretenue, comme chez l'homme, par la respiration ou circulation incessante de l'air, essence commune de toutes choses.

L'école des "physiciens" d'Ionie resta jusqu'au bout fidèle à sa cosmologie mécanique. Elle affirma toujours l'unité substantielle du monde, formé d'une même matière vivante à des degrés divers de condensation ou de volatilisation, et elle faisait dériver la pensée, intelligence ou volonté, du groupement et du mouvement des corps. Ces premiers précurseurs des sciences naturelles, pressés d'aboutir à des conclusions métaphysiques, forgeaient ainsi des arguments pour les mystiques, pour les découvreurs de rapports occultes entre les choses les plus disparates.

À plus forte raison, les imaginations éprises de merveilleux prirent-elles leur élan à la suite de Pythagore. Les néo-pythagoriciens et néo-platoniciens ont si bien amplifié et travesti le caractère, la biographie, les doctrines du sage de Samos, qu'il n'est plus possible de séparer la réalité de la fiction. Pythagore a passé partout où il y avait quelque chose à apprendre : on le conduit chez les prêtres égyptiens, chaldéens, juifs, arabes, chez les mages de la Perse, les brahmanes de l'Inde, les initiateurs orphiques de la Thrace, les druides de la Gaule, de façon que sa philosophie soit la synthèse de toutes les doctrines imaginables. La légende pythagoricienne déborde aussi sur l'entourage du maître et enveloppe de son mirage cette collection de fantômes pédantesques, "mathématiciens" figés dans l'extase de la science apprise (μάθημα) (9). Nous en sommes réduits à n'accepter comme provenant de l'école pythagoricienne que les propositions discutées par Aristote, car même les Pythagoriciens de Platon sont avant tout des platoniciens.

Le fond de la doctrine pythagoricienne est la notion obsédante, le culte de l'harmonie, de la proportion, de la solidarité de toutes les parties de l'univers, harmonie que l'intelligence conçoit comme nombre, et la sensibilité comme musique, rythme, vibration simultanée et consonante du grand Tout. Le nombre est même plus que cela pour les Pythagoriciens : il est l'essence réelle des choses. Ce qu'on appelle matière, esprit, la Nature, Dieu, tout est nombre. Le nombre a pour élément constitutif l'unité (μονάς), qui est elle-même un composé de deux propriétés inhérentes à l'Être, le pair et l'impair, propriétés connues aussi sous les noms de gauche et de droite, de féminin et de masculin, etc. ; de sorte que l'unité est elle-même une association harmonique, et, comme telle, réelle et vivante. Se charge qui voudra d'expliquer pourquoi le pair est inférieur à l'impair, lequel est le principe mâle, la droite par opposition à la gauche, la ligne courbe par opposition à la ligne droite, le générateur de la lumière et du bien, tandis que le pair produit des états opposés. De vieilles superstitions (10) rendraient probablement mieux compte de ces étranges axiomes que des spéculations sur le fini et l'indéfini : car mettre le fini dans l'impair et la perfection dans le fini, c'est substituer une ou plusieurs questions à celle qu'il s'agit de résoudre. Les Pythagoriciens aimaient les arcanes, et ils trouvaient un certain plaisir à retourner le sens des mots usuels. Ils employaient, pour désigner l'indéfini, l'imparfait, le mal, le mot ἄρτιος (pair), qui signifie proprement "convenable", proportionné ; et, pour désigner le fini, le parfait, le bien, le mot περισσός (impair), qui signifie "surabondant", démesuré. Ce n'était pas non plus une énigme commode à déchiffrer que la perfection du nombre 10, base du système décimal. Ceux qui en cherchaient la solution au bout de leurs dix doigts étaient loin de compte. Il fallait savoir que le nombre 10 est, après l'unité, le premier nombre qui soit pair-impair (ἄρτιοπερισσός), c'est-à-dire qui, pair en tant que somme, soit composé de deux moitiés impaires. La décade est la clef de tous les mystères de la nature : sans elle, disait Philolaos, "tout serait illimité, incertain, invisible (11)". On croirait déjà entendre un astrologue parler des merveilleuses propriétés des Décans (arcs de 10 degrés).

Le pythagorisme a été, pour les adeptes des sciences occultes en général et de l'astrologie en particulier, une mine inépuisable de combinaisons propres à intimider et à réduire au silence le sens commun (12). C'est à bon droit que toute cette postérité bâtarde de Pythagore a supplanté ses disciples authentiques et pris avec leur héritage le titre de "mathématiciens". L'école de Pythagore s'était acharnée à mettre le monde en équations, arithmétiques et géométriques. Elle a couvert le ciel de chiffres et de figures, traduits en harmonies intelligibles, sensibles, morales, politiques, théologiques, toutes plus absconses et imprévues les unes que les autres. Faire des sept orbes planétaires une lyre céleste (13), donnant les sept notes de la gamme par la proportion de leurs distances respectives, est la plus connue comme la plus simple de ses inventions. Il était plus malaisé d'arriver au nombre de dix sphères, nécessaire à la perfection de l'univers. On sait comment, pour augmenter le nombre des sphères, ces doctrinaires intrépides ont les premiers descellé la Terre de sa position centrale et inséré par dessous une anti-Terre, qui tournait avec elle autour d'un foyer invisible pour nous. Comme un projectile mal dirigé peut arriver au but par un ricochet fortuit, ainsi cette vieille chimère encouragea plus tard Aristarque de Samos et Copernic à se révolter contre le dogme de l'immobilité de la Terre. Il arrive parfois que l'imagination fait les affaires de la science. Colomb n'eût probablement pas bravé les affres de l'Atlantique, s'il n'avait été convaincu que, sur le globe "terrestre", la terre devait nécessairement occuper plus d'espace que l'eau (14).

En construisant le monde avec des théorèmes, sans souci de l'observation, les Pythagoriciens ont partout dépassé les hardiesses de l'astrologie, qui semble éclectique et prudente par comparaison. Non seulement ils ont attribué aux nombres en eux-mêmes et aux figures géométriques des qualités spéciales (15) mais ils avaient localisé ces diverses qualités, types, causes et substances des choses visibles, dans diverses parties de l'univers. Rayonnant de leurs lieux d'élection en proportions et suivant des directions mathématiques, ces forces vives créaient aux points de rencontre et marquaient de leur empreinte spécifique le tissu des réalités concrètes (16). Séparation, mélange, moment opportun (χαίρος), proportions, tout l'arsenal des postulats astrologiques est déjà là, et les pièces principales de l'outillage sont déjà forgées. Les astrologues n'ont fait que limiter le nombre des combinaisons calculables et disqualifier certains types, comme le carré, qui leur parut antagoniste du triangle - la figure ou aspect (σχῆμα) favorable par excellence, - et la décade, qui se défendit mal contre l'hégémonie des nombres 7 et 12. Encore verrons-nous reparaître sur le tard, dans les 36 Décans astrologiques, d'abord la décade, qui leur donne leur nom, et ensuite la fameuse "quadrature" (τετραχτύς) pythagoricienne, encore une raison ultime des choses et "source de l'éternelle Nature (17)".

C'est peut-être de l'astronomie pythagoricienne que l'astrologie a tiré le moindre parti. La doctrine de la mobilité de la Terre allait directement contre un postulat nécessaire de l'astrologie, et l'explication naturelle des éclipses - si tant est qu'elle ait été donnée par Pythagore - était plutôt importune à ceux qui en faisaient un instrument de révélation. Quant à la métempsycose et la palingénésie, c'étaient des doctrines indifférentes à l'astrologie, qui, s'occupant exclusivement de la vie présente, s'accommodait de toutes les théories concernant les autres modes d'existence.

Si les disciples de Pythagore oubliaient un peu trop la terre pour le ciel, l'école d'Élée dépassa en sens contraire l'état d'esprit favorable à l'éclosion des idées astrologiques. Xénophane pensait que les astres, y compris le Soleil et la Lune, devaient être de simples météores, des vapeurs exhalées par la Terre et qui, s'enflammant d'un côté de l'horizon, allaient s'éteindre du côté opposé. La terre était assez vaste pour produire en même temps plusieurs de ces flambeaux, et peut-être chaque climat avait-il le sien. Ce n'est pas dans ces fusées, renouvelées chaque jour, que l'astrologie eût pu placer les forces génératrices, éternellement semblables à elles-mêmes, dont elle prétendait calculer les effets sur terre (18). Enfin, la doctrine éléatique par excellence, l'idée que le monde est Un et immobile, au point que la multiplicité et le mouvement sont de pures apparences, était la négation anticipée des dogmes astrologiques.

Héraclite, partant d'un principe opposé et presque aussi inintelligible pour le vulgaire, ne voyait dans la stabilité relative des apparences qu'une illusion qui nous cache le flux perpétuel de la substance des choses. À vrai dire, pour Héraclite, rien n'est, puisque l'être ne se fixe nulle part ; mais tout devient, sans arriver jamais à se réaliser, à se distinguer de la masse mouvante qui fuit à travers le réseau des formes sensibles. Comme tous les physiciens d'Ionie, il voyait dans les divers états de la matière ou substance universelle des degrés divers de condensation et de raréfaction, et il importe peu que le type normal soit pris au milieu ou à une extrémité de la série. Héraclite partait de l'état le plus subtil : il considérait le feu comme l'élément moteur et mobile, générateur et destructeur par excellence. Les astres étaient pour lui des brasiers flottant au haut des airs en vertu de leur légèreté spécifique et alimentés par les vapeurs terrestres. Le Soleil, en particulier, peut-être le plus petit, mais le plus rapproché de tous, se régénérait chaque jour, éteint qu'il était chaque soir par les brumes de l'Occident (19). Héraclite ne voulait pas que les astres opposassent quelque consistance au flux universel. Le Soleil n'en était pas moins l'excitateur de la vie sûr terre : ce qu'on appelle vie, âme, raison, intelligence, est un feu allumé d'en haut (20). Ce trait caractéristique de la doctrine est un théorème astrologique tout fait. La physique d’Héraclite, adoptée par les stoïciens et purgée du paradoxe concernant l'inconsistance des corps célestes, deviendra une des forteresses de l'astrologie.

Tous les philosophes passés en revue jusqu'ici étaient en lutte avec le sens commun, qu'ils appelaient dédaigneusement l'opinion (δοξ-α), et ceux d'entre eux qui avaient versifié l'exposé de leur système ne comptaient évidemment pas sur la clientèle des rapsodes homériques. Empédocle, au contraire, convertit en vanité une bonne part de son orgueil. Il aimait à prendre les allures d'un prophète inspiré, et nul doute que, s'il avait connu l'astrologie, celle-ci n'eût fait entre ses mains de rapides progrès.

La substitution de quatre éléments différents et premiers au même titre, la terre, l'eau, l'air et le feu, à une substance unique plus ou moins condensée n'intéressait, alors comme aujourd'hui, que la métaphysique. Cependant, le système d'Empédocle, en mettant la diversité à l'origine des choses, exigeait de l'esprit un moindre effort que le monisme de ses devanciers, et la variété des mélanges possibles n'était pas moindre que celle des déguisements protéiformes de la substance unique. Ce système avait encore l'avantage d'expliquer d'une façon simple une proposition qui a une importance capitale en astrologie, à savoir, comment les corps agissent à distance les uns sur les autres. Suivant Empédocle, ils tendent à s'assimiler par pénétration réciproque, pénétration d'autant plus facile qu'ils sont déjà plus semblables entre eux. Il conçoit des effluves (ἀπόρροαi- ἀπόρροιαi) ou jets de molécules invisibles, qui, guidés par l'affinité élective, sortent d'un corps pour entrer dans un autre par des pores également invisibles, tendant à produire de part et d'autre un mélange de mêmes proportions et, par conséquent, de propriétés identiques. La lumière, par exemple, est un flux matériel qui met un certain temps à aller du corps qui l'émet à celui qui le reçoit. On ne saurait imaginer de théorie mieux faite pour rendre intelligible "l'influence" des astres sur les générations terrestres (21), et aussi celle qu'ils exercent les uns sur les autres quand ils se rencontrent sur leur route, genre d'action dont les astrologues tiennent grand compte et qu'ils désignent par les mots de contact (συναφή ) et défluxion (ἀπόρροια).

Le monde (κόσμος) est pour Empédocle le produit d'une série indéfinie de compositions et décompositions opérées par l'Amour et la Haine, l'attraction et la répulsion. La vie et le mouvement naissent de la lutte de ces deux forces primordiales : quand l'une d'elles l'emporte, elle poursuit son oeuvre jusqu'à ce que la combinaison intime de tous les éléments ou leur séparation complète produise l'immobilité, la mort de la Nature. Mais ce repos ne saurait être définitif. La force victorieuse s'épuise par son effort même ; la force vaincue se régénère, et le branle cosmique recommence en sens inverse (22) engendrant un monde nouveau, destiné à rencontrer sa fin dans le triomphe exclusif de l'énergie qui l'a suscité. Il va sans dire que le monde actuel est l’œuvre de la Haine, et que, parti de l'heureuse immobilité du Sphæros, il marche à la dissociation complète. Empédocle eût sans doute été embarrassé d'en donner d'autres preuves que les souvenirs de l'âge d'or ; mais ce lieu commun poétique gardait encore, surtout aux yeux d'un poète comme lui, la valeur d'une révélation des Muses. Du reste, l'imagination tient dans l’œuvre d'Empédocle plus de place que la logique pure : il était de ceux qui trouvent plus aisément des mots que des raisons, et la légende qui le fait passer pour un charlatan n'a fait qu'exagérer un trait bien marqué de son caractère (23). Sans nous attarder à fouiller sa cosmogonie pour y retrouver maint débris de vieux mythes, nationaux ou exotiques, nous signalerons en passant des idées qui furent plus tard exploitées par des astrologues. Les premiers et informes essais de la Nature créatrice, les monstres produits par le rapprochement fortuit de membres disparates, expliqueront les formes les plus étranges domiciliées dans les constellations (24) comme le souvenir des dragons, chimères et centaures mythologiques a suggéré à Empédocle lui-même sa description de la terre en gésine. Celle-ci n'est plus cependant la Mère universelle. Elle est bien au centre de l'univers, maintenue en équilibre par la pression des orbes célestes qui tournent autour d'elle ; mais elle n'a pas enfanté les astres et elle ne surpasse pas en grandeur le Soleil, qui est de taille à projeter sur elle des effluves irrésistibles.

C'est le précurseur de la physique atomistique que Lucrèce admire dans Empédocle (25). Leucippe et son disciple Démocrite firent rentrer dans la science l'idée de l'unité qualitative de la substance universelle, en ramenant les quatre éléments à n'être plus que des groupements d'atomes de même substance, mais de formes et de grosseurs diverses. Ils conservèrent cependant au feu, générateur de la vie et de la pensée, une prééminence que les astrologues adjugeront tout naturellement aux astres. Le feu n'était pas, comme les autres éléments, une mixture de molécules diverses, mais une coulée d'atomes homogènes, les plus ronds et les plus petits de tous, capables de pénétrer tous les autres corps, même les plus compacts. La genèse du monde, ou plutôt des mondes - car celui que nous voyons n'est qu'une parcelle de l'univers - est, pour les atomistes, un effet mécanique de la chute des atomes ; mouvement qui, par suite des chocs et ricochets obliques, produit des tourbillons circulaires. Dans chacun de ces tourbillons, isolé des autres par une coque sphérique qui se forme et s'immobilise au contact d'un milieu résistant, les atomes se criblent et se tassent par ordre de densité. Les plus pesants vont au centre, où ils forment la Terre ; les autres s'étagent entre le centre et la circonférence, où les plus légers et les plus mobiles s'enflamment par la rapidité de leur mouvement.

La logique du système exigeait que la masse de feu la plus considérable et la plus active, le Soleil, fût la plus éloignée du centre, et c'est bien ainsi que l'entendait Leucippe, car on nous dit qu'il plaçait la Lune au plus près de la Terre, le Soleil au cercle "le plus extérieur" et les astres entre les deux (26). Mais Démocrite paraît avoir imaginé les hypothèses les plus hardies pour remettre la doctrine d'accord avec l'opinion commune, avec le fait indubitable que le foyer solaire est celui dont nous sentons le mieux la chaleur. Il en vint à supposer, dit-on, que le Soleil avait d'abord été une sorte de Terre, qui tendait à s'immobiliser au centre du tourbillon primordial. Mais ce premier dépôt, supplanté ensuite par la croissance plus rapide de notre Terre, avait été entraîné par le mouvement céleste à tourner autour de celle-ci et s'était "rempli de feu" à mesure que s'accroissait sa vitesse et que s'élargissait son orbite. Ainsi le Soleil restait à la portée de la Terre, qui l'alimentait de ses vapeurs, en échange de sa lumière et de sa chaleur. La même hypothèse rendait compte de la proximité et de la nature moins ignée de la Lune (27). En fin de compte, ces deux astres, que les astrologues appelleront "les luminaires" (τά φῶτα) pour les distinguer des autres planètes, étaient mis à part des autres et rattachés par des liens plus étroits à la Terre, dont ils reproduisaient, avec une dose d'atomes ignés en plus, la composition moléculaire. Cette théorie servira de support à certains postulats astrologiques. Sans doute, l'opinion vulgaire attribuait aussi aux "luminaires" une action prépondérante ; mais la doctrine de Démocrite montrait que cette action, plus forte comme quantité, l'est aussi comme qualité, en vertu d'affinités plus étroites. Enfin, si l'atomisme n'était pas de tout point favorable à l'astrologie et si les astrologues proprement dits n'ont pas eu à se louer des Épicuriens, héritiers de la physique de Démocrite, en revanche, le philosophe d'Abdère devint le patron des alchimistes, qui n'étaient en somme que des astrologues descendus de l'observatoire au laboratoire.

En même temps que les atomistes, Anaxagore, un peu plus âgé que Démocrite, utilisait comme eux les essais de ses devanciers pour improviser comme eux une cosmogonie qui ne diffère de la leur que par les principes métaphysiques. Anaxagore substitua à l'essence unique des Ioniens, des Éléates et des atomistes non plus quatre éléments, comme Empédocle, mais une infinité de corps simples, qui, sans être jamais complètement dégagés de tout mélange, révèlent leurs qualités spécifiques dans les composés où l'un d'eux est en proportion dominante. Il conçut aussi la genèse du monde comme résultant des propriétés immanentes de la substance ; mais il crut devoir ajouter à la série des causes une cause initiale, une Intelligence (νοῦς) qui avait donné le branle à la machine. Le philosophe n'entendait évidemment pas rentrer par là dans la logique vulgaire, qui explique l’œuvre par l'ouvrier, et amener son système au degré de simplicité qu’offrent les cosmogonies orientales. Socrate lui reprochait même de ne pas s'être servi de cette Intelligence pour rendre raison de l'ordre du monde et de lui avoir substitué dans le détail "l'air, l'éther, l'eau et autres choses aussi absurdes (28)". D'autres l'appellent le "physicien" et mécaniste par excellence (29). Nous ne pouvons plus démêler, à travers les contradictions des textes (30), quelle nature et quel rôle Anaxagore attribuait à l'Esprit cosmique, et peut-être ne le savait-il pas bien lui-même. Il est probable que, fidèle à sa conception des substances simples, inconvertibles chacune en une autre, il entendait par Νοῦς la somme de vie et d'intelligence répandue dans la Nature, somme indivise à l'origine des choses. Si minime que fût, au fond, la différence entre la "substance pure" ou esprit d'Anaxagore et le feu intelligent d’Héraclite, l'intervention de cet esprit ou âme du monde fut considérée comme un démenti donné à la théorie de l'univers construit par le jeu automatique des forces naturelles : ce fut pour la "physique" ionienne un coup qui faillit être mortel. Il fut avéré que cette physique si vantée, qui croyait avoir découvert la raison ultime des choses, n'avait pas réussi à en percer le mystère. Son mécanisme ne se suffisait pas à lui-même. s'il fallait chercher la cause du mouvement ailleurs que dans les propriétés de la substance inconsciente, c'est-à-dire dans le domaine des forces spirituelles ou volontés, domaine interdit à la science et accessible seulement à la foi. Les esprits ailés, ceux qui franchissent cette ligne de démarcation sans même l'apercevoir (31) allaient s'élancer dans la carrière ainsi déblayée et construire à leur tour le monde en s'improvisant confidents et interprètes du plan divin. La place était prête pour le Démiurge, les dieux planétaires et les Génies de Platon.

Ainsi, en moins de deux siècles, la science hellénique semblait avoir achevé son cycle : elle revenait vers son point de départ, la foi religieuse. Pour employer un mot qui n'était pas encore à la mode, on l'accusait de banqueroute. Ses efforts mal coordonnés avaient porté à la fois sur tous les domaines de la connaissance ; elle était partie en guerre contre "l'opinion" et avait discrédité le sens commun sans mettre à la place autre chose que des affirmations sans preuves, qui se détruisaient mutuellement, d'un système à l'autre, par leur discordance même. Les sophistes en conclurent que rien ne restait debout, et que chacun était libre de nier ou d'affirmer à son gré, sur quelque sujet que ce fût. À quoi bon chercher le vrai, le réel, puisque, comme les Éléates et Héraclite l'avaient démontré par des méthodes contraires, nous ne percevons que des apparences trompeuses et que le témoignage même de nos sens est ce dont nous devons le plus nous défier? "L'homme est la mesure de toutes choses", disait Protagoras : chacun se façonne une vérité à son usage, autrement dit, conforme à ses intérêts, et celui-là est passé maître dans l'art de vivre qui, sans être dupe de sa propre opinion, réussit à l'imposer aux autres par l'éloquence, ou, au besoin, par la force.

LES SOCRATIQUES


Avec Socrate s'ouvre une nouvelle ère. Socrate passe pour avoir terrassé l'hydre de la sophistique et sauvé la morale en danger. Ce n'est pas qu'il entendît défendre une parcelle quelconque de la science ou de la tradition (32) : il acheva, au contraire, de ruiner tout ce qui ressemblait encore à une affirmation, y compris les propositions sophistiques. Mais, tout en déclarant ne rien savoir, il invita tous les hommes de bonne volonté à chercher la vraie science, leur certifiant, au nom d'une révélation divine, qu'ils la trouveraient et que la morale y serait contenue par surcroît. Seulement, il pensait que la raison humaine ne peut connaître avec certitude d'autre objet qu'elle-même, et que, par conséquent, la science future devait s'interdire les vaines recherches qui l'avaient dévoyée, l'étude de la Nature extérieure. Si l'homme n'était plus, aux yeux de Socrate, la mesure de toutes choses, il restait la mesure de celles qu'il peut connaître : les limites de sa nature marquaient aussi les limites de son savoir (33). Au delà s'étendait à perte de vue l'inconnaissable, le mystère du divin, dans lequel l'esprit humain ne peut pénétrer que par la Révélation. On sait quel cas faisait Socrate des sciences dépourvues d'applications pratiques, et en particulier des théories cosmogoniques qui avaient tant exercé jusque-là l'ingéniosité des philosophes. "En général", dit Xénophon, "il défendait de se préoccuper outre mesure des corps célestes et des lois suivant lesquelles la divinité les dirige. Il pensait que ces secrets sont impénétrables aux hommes, et qu'on déplairait aux dieux en voulant sonder les mystères qu'ils n'ont pas voulu nous révéler. Il disait qu'on courait le risque de déraisonner en s'enfonçant dans ces spéculations, comme déraisonnait Anaxagore avec ses grands raisonnements pour expliquer les procédés des dieux (34)". C'est le cri de tous les moralistes de tradition socratique. Ils prétendent isoler l'homme de la Nature, et on dirait que, de toute les sciences, l'astronomie leur paraît la plus orgueilleuse et la plus inutile. Horace demandant de quoi a servi à Archytas "d'avoir parcouru le ciel, puisqu'il devait mourir (35)", n'est pas moins pressant là-dessus que Bossuet s'écriant : "Mortels misérables et audacieux, nous mesurons le cours des astres... et, après tant de recherches laborieuses, nous sommes étrangers chez nous-mêmes (36) !" ou que Malebranche écrivant : "Qu'avons-nous tant à faire de savoir si Saturne est environné d'un anneau ou d'un grand nombre de petites lunes, et pourquoi prendre parti là-dessus (37) ?" Socrate bornait l'utilité de l'astronomie à la confection du calendrier : pour le surplus, il se moquait de gens qui, même s'ils parvenaient à savoir ce qui se passe là-haut, ne pourraient jamais "faire à leur gré le vent et la pluie (38)". Quel accueil eût-il fait à l'astrologie, qui avait la prétention d'être précisément l'astronomie appliquée, et appliquée à la connaissance de l'homme, s'il l'avait connue et si on avait pu lui démontrer qu'elle était révélée (39) ? Nous l'ignorons ; mais il est bon de noter que ce furent ses disciples les plus fidèles, les moralistes les plus étroits et les plus fermés aux curiosités de la science inutile, les Stoïciens, qui introduisirent l'astrologie dans le sanctuaire de la philosophie pratique. S'il avait fait descendre la philosophie du ciel en terre, comme on le répète depuis Cicéron (40), elle ne tarda pas à y remonter.

Les grands initiateurs n'ont jamais été des constructeurs de systèmes, mais des hommes qui ont ramassé toute leur énergie dans un sentiment unique, dans un vouloir puissant, capable d'agir par le choc sur la volonté des autres et de la marquer de son empreinte. L'impulsion ainsi donnée peut se transformer en mouvements divergents, mais le point de départ commun reste visible des directions les plus opposées. Après Socrate, quiconque se proposa d'arriver par le savoir à la vertu et de n'estimer la science qu'en raison de son efficacité morale fut un socratique.

Pur de tout mélange d'indiscrète curiosité, le socratisme eût tué l'esprit scientifique sans atteindre le but visé, car la morale ne peut être objet de science. L'exercice d'une volonté supposée libre échappe par définition à l'étreinte rigide des lois naturelles que la science cherche à établir. En voulant associer et même confondre des procédés intellectuels incompatibles, les moralistes socratiques se sont obstinés dans la prétention de démontrer l'indémontrable, et leurs systèmes ont fini par s'absorber dans des dogmes religieux dont ils tenaient indûment la place.

C'était déjà une religion que la vaste et poétique synthèse où Platon fit entrer des connaissances encyclopédiques converties en dogmes moraux. Après avoir longtemps retourné dans tous les sens les problèmes de pure morale, privée et publique, Platon voulut aussi, comme les savants d'autrefois, écrire un traité de la Nature, qu'il eut soin de ne pas mettre sous la responsabilité de Socrate, réduit ici au rôle d'auditeur du philosophe pythagoricien Timée (41). Le Timée est peut-être la dernière oeuvre de Platon. C'est aussi la plus mystique, celle où l'habitude d'affirmer sans preuves s'étale avec le plus de complaisance et où l'affaiblissement de la raison raisonnante est le plus sensible. Aussi le Timée devint-il plus tard le bréviaire de tous les adeptes des doctrines, sciences et arts mystiques, qui l'ont torturé et dénaturé en le commentant sans cesse. Les astrologues ne furent pas les derniers à faire provision d'arguments dans le Timée. Ils n'eurent que l'embarras du choix, car tout le système est fait à souhait pour appuyer leurs postulats.

D'abord, le monde est un : le Démiurge a ramassé dans sa capacité sphérique toute la matière existante, la totalité de chacun des quatre éléments - ceux-ci différenciés simplement par les formes géométriques de leurs molécules - de sorte qu'il n'y a aucun obstacle extérieur, choc ou résistance, qui puisse être pour lui une cause de désordre ou de destruction. De plus, le monde est un être vivant, dont tous les organes sont solidaires les uns des autres et liés par une harmonie si parfaite que ce vaste corps est à jamais "exempt de vieillesse et de maladie". Cet être vivant a pour principe de vie et de mouvement une âme composée en raison ternaire d'éléments spirituels, corporels et mixtes, âme créée avant le corps, qu'elle enveloppe et pénètre. Elle comprend sept parties premières, ordonnées et subdivisées suivant les proportions de l'harmonie musicale, arithmétique et géométrique. L'essence spirituelle de l'âme meut le cercle extérieur du monde de gauche à droite (mouvement diurne), et l'essence matérielle imprime aux sept cercles intérieurs un mouvement en sens contraire autour d'un axe incliné sur l'autre, mouvement qui, combiné avec le premier, leur fait décrire dans l'espace, avec des vitesses différentes, des spires alternativement montantes et descendantes. De ces cercles ou astres mouvants (planètes), Platon ne connaît encore par leurs noms que la Lune, le Soleil, Vénus et Mercure : "pour les autres, les hommes ne s'étant pas mis en peine de leurs révolutions, sauf un bien petit nombre, ils ne leur donnent pas de noms (42)". Seule, la Terre, traversée et comme clouée à sa place par l'axe immobile sur les pivots duquel roule l'univers, ne participe pas au mouvement général imprimé après coup à la machine ronde.

Tous ces astres, fixes ou errants, et la Terre elle-même, "la plus ancienne des divinités nées dans l'intérieur du ciel (42)", sont des dieux vivants et immortels, le Démiurge les ayant façonnés de corps et d'âme à l'image du monde entier, qui est le plus grand des dieux après son auteur. Les astres une fois créés, le Démiurge, qui ne voulait pas mettre directement la main à des œuvres périssables, laissa aux "organes du temps", aux dieux planètes, le soin d'achever le monde en façonnant eux-mêmes les êtres mortels. Il se contenta de leur fournir, pour animer ces êtres, des âmes de qualité inférieure, devant qui il daigna exposer ses desseins et justifier sa Providence avant de les répartir par lots dans les astres. Autant qu'on en peut juger à travers l'obscurité peut-être voulue du texte, les âmes font une station dans les étoiles fixes avant de descendre dans les sphères inférieures, où les dieux-planètes s'occupent de leur confectionner un habitacle matériel. Copiant de leur mieux le modèle universel dont le monde et eux-mêmes étaient déjà des copies, ces dieux façonnent, pour y loger les âmes, des corps sphériques. Malheureusement, l'enveloppe sphérique de l'âme eut besoin d'un véhicule (ὄχημα) pour la porter et la soustraire aux chocs qu'elle eût rencontrés en roulant à la surface de la terre. Les dieux, dépourvus cette fois de modèle à copier, imaginèrent un mécanisme approprié au but. Platon étale à ce propos les naïvetés de sa physiologie, montrant comme quoi le poumon, perméable à l'air et rafraîchi par les boissons, rafraîchit à son tour le cœur, auquel il sert de coussin ; comment la rate a pour fonction d'essuyer la surface miroitante du foie, sur laquelle les dieux font apparaître les images dont ils veulent occuper l'âme ; et comment les intestins, repliés sur eux-mêmes, allongent le trajet des aliments afin de donner à l'homme le temps de penser. Pour douer de vie le véhicule de l'âme intelligente, les dieux sont obligés de prélever sur la substance de celle-ci de quoi confectionner deux autres âmes plus matérielles, logées l'une dans la poitrine, l'autre dans le ventre, et ils prennent soin de séparer ces trois hôtesses du corps par des barrières, la cloison du diaphragme et l'isthme du cou. Les organes des sens ne sont pas oubliés, et la théorie de la perception externe dépasse en imprévu tout le reste.

Platon n'a pas jugé à propos d'expliquer nettement si chaque dieu-planète fabrique des habitants pour son propre domaine, ou s'ils s'occupent tous de façonner les hommes qui vivent sur la Terre. Anaxagore et Philolaos ayant déjà placé des habitants sur la Lune, il est probable que Platon peuplait toutes les planètes. Mais le système de la pluralité des mondes habités n'a jamais souri aux astrologues, qui ont besoin de faire converger vers la Terre tout l'effet des énergies sidérales. Aussi, les commentateurs du Timée profitèrent des réticences embarrassées de Platon pour lui faire contresigner la théorie la plus favorable à la thèse astrologique, à savoir que l'homme terrestre est le produit de la collaboration de tous les dieux-planètes.

Les mythes platoniciens doivent au vague même de leurs contours une certaine grâce, et l'on reste libre de croire que le maître lui-même ne les prenait pas autrement au sérieux (43) ; mais, transformés en dogmes par la foi pédantesque des néoplatoniciens, ils devinrent d'une puérilité qui fait sourire. Tel croit savoir que les âmes descendent des régions supérieures par la Voie Lactée, d'où elles apportent le goût et le besoin de l'allaitement (44) ; un autre, commentant le Xe livre de la République, où se trouve déjà esquissé l'itinéraire des âmes, sait où sont les ouvertures par lesquelles elles passent, à l'aller et au retour. Elles descendent par le tropique (chaud) du Cancer et remontent après la mort par le tropique (froid) du Capricorne (45) attendu qu'elles arrivent pleines de chaleur vitale et qu'elles s'en retournent refroidies. Cette descente ou chute des âmes, combinée avec la métempsycose et la théorie de la réminiscence, rendait merveilleusement compte de l'action des planètes non seulement sur le corps humain, qu'elles construisent de toutes pièces, mais sur l'âme, qui traverse leurs sphères ou même s'arrête à chacune d'elles et arrive ainsi à la Terre chargée de tout ce qu'elle s'est assimilé en route. De même, le retour des âmes aux astres d'où elles sont parties fournit un thème tout fait au jeu des "catastérismes" ou transferts dans les astres (46) qui deviendra si fort à la mode et fera du ciel, pour le plus grand bénéfice des astrologues, une collection de types fascinant à distance ou pénétrant de leurs effluves les générations terrestres.

Quand le mysticisme déchaîné par Platon menaça d'emporter la raison humaine à la dérive, le maître n'était plus là pour tempérer de son énigmatique sourire la ferveur de ses disciples. Son nom, invoqué à tout propos avec celui de Pythagore par les astrologues, magiciens, théurges, alchimistes, cabbalistes et démonologues de toute race, servit à couvrir les plus rares inepties qu'aient jamais produites des cerveaux enivrés de mystère. Toutes ces âmes en disponibilité que le Démiurge sème à pleines mains dans le monde deviendront des génies, des volontés agissantes, dont l'obsédante intrusion remplacera, pour des esprits redescendus au niveau intellectuel des primitifs, la notion de loi naturelle (47).

Mais laissons-là le Timée et ses commentateurs. C'est le platonisme tout entier qui est prêt à se convertir en astrologie. Le ciel de Platon est couvert des modèles de tout ce qui existe sur la terre, modèles copiés eux-mêmes sur les Idées divines. Toute la machine est une vaste roulette, dont l'axe, un fuseau d'acier, repose sur les genoux de la Nécessité, et c'est de là que tombent sur terre les âmes déjà criblées, triées, estampillées par le mouvement des orbes qui tournent à l'intérieur avec un ronflement sonore et les font vibrer à l'unisson de leur éternelle harmonie (48), Platon parle déjà comme un astrologue quand il dit, dans le Banquet, que le sexe masculin est produit par le Soleil, le féminin par la Terre, et que la Lune participe des deux (49).

Nous pourrions sans inconvénient éliminer Aristote de la liste des précurseurs de l'astrologie, si ce prince de la science antique n'était de ceux avec lesquels toute doctrine a dû chercher des accommodements. C'est Aristote qui a fixé pour des siècles la théorie des propriétés élémentaires de la matière, théorie qui fait le fond de la physique astrologique de Ptolémée et lui permet d'expliquer scientifiquement la nature des influences astrales. Aristote accepte les quatre éléments déclarés corps simples par Empédocle, mais en les considérant chacun comme un couple de qualités sensibles à choisir dans les quatre que révèle le sens du toucher, c'est-à-dire le chaud, le froid, le sec et l'humide. Ainsi, l'union du chaud et du sec produit le feu ; celle du chaud et de l'humide, l'air ; celle du froid et de l'humide, l'eau ; celle du froid et du sec, la terre. Ce sont là toutes les combinaisons possibles, celles du chaud et du froid ou du sec et de l'humide n'aboutissant qu'à une simple soustraction d'énergie. Chacune des propriétés couplées pouvant se découpler pour entrer dans une autre association binaire, les éléments peuvent se transformer les uns dans les autres (50) ; proposition de grande conséquence, car l'affirmation contraire eût pu décourager non pas les astrologues, qui trouvent à glaner dans tous les systèmes, mais les alchimistes. Aristote assure ainsi à sa doctrine les avantages de deux conceptions jusque-là opposées, de celle qui affirmait l'unité de la substance comme de celle qui tenait pour la diversité qualitative des éléments. Le froid, le chaud, le sec et l'humide reviendront à satiété dans la dialectique des astrologues qui cherchent à déguiser le caractère religieux de l'astrologie, car c'est là qu'aboutit chez eux tout raisonnement sur les causes premières.

La cosmographie d'Aristote (51) est à la hauteur de la science astronomique de son temps. Il en a éliminé la cosmogonie, en soutenant que le monde n'a pas eu de commencement ; pour le reste, il a adopté, en le retouchant de son mieux, le système des sphères, imaginé jadis par les physiciens d'Ionie, développé par Eudoxe et Callippe. Il l'a débarrassé de l'harmonie musicale des Pythagoriciens, et il a relâché autant qu'il l'a pu les liens de solidarité qu'il trouva établis entre les générations terrestres et les astres, en s'insurgeant contre la tyrannie des nombres et des figures géométriques, en attribuant à tout ce qui vit une âme locale, un moteur propre, qui contient en soi sa raison d'être et poursuit ses fins particulières. L'esprit général de la philosophie péripatéticienne, qui est de substituer partout le vouloir à l'impulsion mécanique, la cause finale à la cause efficiente (52), est au fond - et c'est en cela qu'il est socratique - le contre-pied de l'esprit scientifique. Comme tel, il n'était pas favorable à l'astrologie sous forme de science exacte, toute spontanéité ayant pour effet de déranger les calculs mathématiques ; et, d'autre part, il n'aimait pas le mystère, l'incompréhensible. Théophraste, qui fut un des premiers à entendre parler de l'astrologie chaldéenne enseignée par Bérose, ne paraît pas l'avoir prise au sérieux. Il trouvait "merveilleuse" cette façon de prédire "la vie de chacun et la mort, et non des choses communes simplement (53)" ; mais on sait ce que signifie "merveilleux" sous la plume d'un péripatéticien. Cependant, en dépit de la ligne de démarcation tracée par l'école d'Aristote entre le monde supérieur, incorruptible et immuable, et le monde sublunaire, en dépit de la "quinte essence" ou élément spécial aux corps célestes, les astrologues réussirent à ne pas se brouiller avec Aristote. Ils purent, là comme ailleurs, prendre ce qui leur était utile et négliger le reste (54).

Il n'y a pas lieu de s'arrêter à la physique épicurienne, qui n'est autre que l'atomisme rétréci à la mesure socratique, c’est-à-dire vu du côté qui intéresse l'homme et la morale. Notons seulement que les épicuriens, qui, par souci du libre arbitre, rejetaient toute espèce de divination, n'ont jamais voulu pactiser avec l'astrologie. Son fatalisme ne leur disait rien qui vaille ; d'autre part, ils n'entendaient rien à l'astronomie, et leur esprit était absolument fermé aux mathématiques pythagoriciennes (55). Nous voici au seuil de l'école, socratique aussi et moraliste à outrance, qui, précisément pour cette raison, a cru trouver dans l'astrologie toute la somme d'utilité que peut contenir la science des mouvements célestes, l'école stoïcienne.

Les fondateurs de cette école, Zénon et Chrysippe, en quête d'une physique susceptible d'être convertie en morale, choisirent celle d’Héraclite, rajeunie par quelques retouches empruntées à celle d'Aristote (56). Ils eurent soin de n'y pas laisser entrer les abstractions pythagoriciennes ou les essences spirituelles que Platon associait, qu'Aristote combinait avec les corps. Ils répétaient à tout propos, comme leurs confrères cyniques ou épicuriens, que tout ce qui existe est corporel et nous est connu par contact avec les organes des sens, chacun des sens étant ébranlé par les particules semblables à celles dont il est lui-même composé. Ils arrivaient ainsi par le chemin le plus court au rendez-vous de toutes les philosophies socratiques, à la théorie de l'homme microcosme, image et abrégé du monde, car nous ne connaîtrions pas le monde si nous n'étions pas faits comme lui. Pour eux aussi, l'homme est la mesure de toutes choses. Si l'homme est semblable au monde, le monde est semblable à l'homme. C'est donc un être vivant, doué de sensibilité et de raison, sensibilité et raison infusées dans la masse de son être sous forme de molécules subtiles, ignées ou aériennes, et établissant entre tous ses membres une sympathie parfaite. Cette sympathie n'a nullement le caractère d'un pouvoir occulte, d'une faculté mystérieuse : elle est la conséquence mécanique du fait qu'il n'y a point de vide dans la Nature et que le mouvement de l’une quelconque des parties de l'Être doit avoir sa répercussion dans le monde entier. On n'oubliait plus ce dogme de la sympathie universelle quand on avait entendu dire à un stoïcien qu'un doigt remué modifie l'équilibre de l'univers.

Nous n'avons pas à expliquer comment, à force de contradictions et de paradoxes soutenus avec l'entêtement des gens qui ont leur but marqué d'avance, les Stoïciens parvinrent à tirer de ce réalisme grossier une morale très pure. Ceux-là seuls peuvent s'en étonner qui, dupes du son des mots, croient la dignité de l'homme attachée à la distinction de deux substances dotées de qualités contraires. Ne disons pas que cette morale était impraticable, puisqu'il y a eu un Épictète et un Marc-Aurèle ; et surtout n'oublions pas que les premiers Stoïciens, reprenant le rêve de Platon, ont caressé l'espoir de l'imposer aux peuples en y convertissant les rois. Le stoïcisme à ses débuts ne resta pas enfermé dans l'école : il fit du bruit dans le monde, et il faut s'en souvenir pour apprécier la somme d'influence qu'il put mettre au service de l'astrologie. Il fut un temps où les parvenus qui s'étaient taillé des royaumes dans l'empire d'Alexandre eurent comme une velléité de se mettre à l'école des Stoïciens, qui étaient alors - on n'en saurait douter à ce signe - les philosophes à la mode. Antigone Gonatas était en correspondance avec Zénon ; il assistait parfois aux leçons du philosophe, et il fit venir à Pella, à défaut du maître, deux de ses disciples. L'un d'eux, Persæos, devint le précepteur du prince royal Halcyoneus. Sphæros, disciple de Cléanthe, avait été appelé à Alexandrie par Ptolémée III Évergète avant de devenir le conseiller intime du roi réformateur, Cléomène de Sparte. Ces prédicateurs de cour, persuadés que le Sage sait tout, écrivaient à l'envi des traités Sur la Royauté pour enseigner l'art de régner philosophiquement (57).

Dans cet art entrait le respect de la religion populaire, et surtout des habitudes auxquelles le vulgaire tenait le plus, c'est-à- dire des divers procédés divinatoires usités pour entrer en communication avec les dieux. Jusqu'à quel point étaient-ils en cela sincères avec eux-mêmes, nous ne saurions le dire ; car, s'ils n'avaient pas la foi naïve du peuple, ils croyaient bon tout ce qui est utile à la morale, et la religion, convenablement expurgée, leur paraissait la forme d'enseignement moral appropriée à l'intelligence populaire. Le mythe, l'allégorie, la parabole, n'est pas un mensonge, pensaient-ils après bien d'autres, mais seulement le voile plus ou moins transparent de la vérité, qui ne serait pas accueillie toute nue. Les Stoïciens travaillèrent consciencieusement à soulever le voile pour les initiés, et ils firent au cours de leur exégèse des trouvailles qui serviront d'excuse, après avoir servi d'exemple, à nos mythographes d'aujourd'hui. Nous ne relèverons que l'explication des mythes d'origine sidérale. Ils n'en vinrent peut-être pas tout de suite à découvrir que la lutte des dieux homériques était le souvenir défiguré d'une conjonction des sept planètes (58) ; mais on ne douta plus après eux qu'Apollon ne fût le Soleil et Artémis la Lune, ou encore Athéna ; qu'Apollon ne dût le surnom de Loxias aussi bien à l'obliquité de l'écliptique qu'à l'obscurité de ses oracles, celui de Pythios à la putréfaction que cause la chaleur humide et qu'arrête la chaleur sèche. Ils enseignaient, du reste, en dehors de toute allégorie, que les astres sont des dieux vivants, bien supérieurs en intelligence à l'homme et agissant, en vertu de la sympathie universelle, sur sa destinée. La Terre était aussi pour eux une déesse, la vénérable Mère des Dieux, Rhéa, Déméter, Hestia. Leur foi, sur ce point, était assez sincère pour en devenir intolérante. Aristarque de Samos s'étant avisé de soutenir que la Terre tournait autour du Soleil, Cléanthe, alors scolarque, l'accusa d'impiété et voulut le faire condamner par les Athéniens. On sait que ceux-ci, indulgents pour les bouffonneries mythologiques, ne l'étaient nullement pour les "athées". Ce sont peut être ces clameurs qui ont ajourné à près de vingt siècles le triomphe des idées d'Aristarque et affermi la base de tous les calculs astrologiques (59).

Mais ce qui prédestinait tout particulièrement les Stoïciens à se porter garants des spéculations astrologiques et à leur chercher des raisons démonstratives, c'est leur foi inébranlable dans la légitimité de la divination, dont l'astrologie n'est qu'une forme particulière. Ils n'ont jamais voulu sortir d'un raisonnement que leurs adversaires qualifiaient de cercle vicieux et qu'on peut résumer ainsi : "Si les dieux existent, ils parlent ; or ils parlent, donc ils existent (60)" La conception d'êtres supérieurement intelligents, qui se seraient interdit de communiquer avec l'homme, leur paraissait un non-sens. Mais, tandis que le vulgaire ne cherche à connaître l'avenir que pour se garer des dangers annoncés et tombe dans la contradiction qu'il y a à prétendre modifier ce qui est déjà certain au moment où les dieux le prévoient, les Stoïciens s'épuisaient en vains efforts pour concilier la logique, qui mène tout droit au fatalisme, avec le sens pratique, qui demandait à la divination des avertissements utilisables. Si l'avenir est conditionnel, il ne peut être prévu : s'il pouvait être prévu, c'est que les conditions pourraient l'être également, auquel cas il n'y aurait plus de place parmi elles pour les actes libres, la liberté échappant par définition à la nécessité d'aboutir à une décision marquée d'avance. Cet argument, qui tourmente encore les métaphysiciens d'aujourd'hui, acquérait une énergie singulière dans le système de la sympathie universelle. Qu'un seul acte libre vînt à se glisser dans la série des causes et effets, et la destinée du monde, déviée par cette poussée imprévue, s'engageait dans des voies où l'intelligence divine elle-même ne pouvait plus la précéder, mais seulement la suivre (61). 

Les Stoïciens ont vaillamment accepté ces conséquences de leurs propres principes. Ils s'en servaient pour démontrer la réalité de la Providence, la certitude de la divination, et ils s'extasiaient à tout propos sur le bel ordre du monde, dû à l'accomplissement ponctuel d'un plan divin, aussi immuable que sage. Mais ils n'en étaient pas moins décidés à rejeter les conséquences morales du fatalisme, surtout le "raisonnement paresseux" (ἀργός λόγος), qui concluait toujours à laisser faire l'inévitable destinée. Chrysippe fit des prodiges d'ingéniosité pour desserrer, sans les rompre, les liens de la Nécessité, distinguant entre la nécessité proprement dite (ἀνάγχη) et la prédestination (εἱμαρμένη - πεπρωμένη), entre les causes "parfaites et principales" et les causes "adjuvantes", entre les choses fatales en soi et les choses "confatales" ou fatales par association ; cherchant à distinguer, au point de vue de la fatalité, entre le passé, dont le contraire est actuellement impossible, et l'avenir, dont le contraire est impossible aussi, en fait, mais peut être conçu comme possible (62). En fin de compte, l'école stoïcienne ne réussit à sauver que la liberté du Sage, laquelle consiste à vouloir librement ce que veut l'Intelligence universelle. Le Sage exerce d'autant mieux cette liberté qu'il connaît mieux et plus longtemps d'avance le plan divin. Il peut ainsi marcher, comme le dit Sénèque (63), au lieu d'être traîné, dans la voie tracée par le destin. Les astrologues, qui avaient à satisfaire une clientèle moins résignée, se montrèrent plus accommodants (64). Mais ils ne devaient pas non plus, sous peine de rendre leurs prédictions hasardeuses et problématiques, exagérer la plasticité du Destin. Ils tenaient en réserve, comme dernier recours contre les objections trop pressantes, la résignation sereine des Stoïciens. Le grand docteur de l'astrologie, Ptolémée, après avoir accordé une certaine marge à la liberté humaine quand il s'agit non de nécessité absolue, mais de prédestination, conclut en disant : "Et même s'il s'agit de choses devant arriver nécessairement, n'oublions pas que l'imprévu amène des excès de trouble ou de joie ; tandis que savoir d'avance habitue et apaise l'âme, en lui faisant considérer comme présent un avenir éloigné, et la prépare à accepter en paix et tranquillité tout ce qui doit advenir (65)."

Nous aurons tout le temps d'apprécier la part considérable que prirent les Stoïciens à l'élaboration des dogmes astrologiques en exposant ces dogmes eux-mêmes. Il serait plus difficile d'estimer l'influence que put exercer en retour sur le stoïcisme l'astrologie, importée en Grèce au moment même où la philosophie du Portique était dans sa période de formation (66). Mais c'est là une question à renvoyer aux historiens de la philosophie. Ce qui est certain, c'est que Chrysippe reconnaissait dans les "Chaldéens" des alliés ; qu'il leur empruntait des exemples de problèmes fatalistes et retouchait à sa façon, pour les rendre irréfutables, les termes de certaines propositions astrologiques, celle-ci, par exemple, que rapporte Cicéron : "Si quelqu'un est né au lever de la Canicule, celui-là ne mourra pas en mer (67)." Il est remarquable que la vogue du Portique, à laquelle nous faisions allusion tout à l'heure, coïncide avec la diffusion des idées que le Chaldéen Bérose apportait alors de l'Orient.

Voulue ou non, l'alliance de l'astrologie et du stoïcisme se fit par la force des choses ; elle se fortifia par l'influence réciproque que ne pouvaient manquer d'exercer l'une sur l'autre des doctrines également préoccupées de savoir et de prévoir. Zénon et Bérose n'étaient pas seulement contemporains. S'il est vrai qu'ils eurent l'un et l'autre, peut-être de leur vivant, leur statue à Athènes (68), on peut dire que l'instinct populaire avait deviné ce que nous aurons plus de peine et moins de grâce à démontrer.

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Notes

  1. Il sera souvent question dans cet ouvrage d'écrits apocryphes, fruit naturel de toutes les croyances qui cherchent leurs preuves dans la tradition et les inventent plutôt que de ne pas les trouver. J'emploie le mot au sens usuel, sans distinguer entre "apocryphe" proprement dit, qui signifie "caché" ou "tiré d'une cachette" (ἀπόχρυφος), et "pseudépigraphe", qui veut dire "faussement intitulé", attribué à un autre que son auteur véritable. Il est rare que les livres pseudépigraphes ne soient pas en même temps apocryphes : c'est toujours le cas quand on les donne comme anciennement écrits, récemment découverts.
  2. La synonymie d'ἀστρολογία et d'ἀστρονομία est un fait dont nous pouvons ajourner la démonstration. Elle a persisté longtemps, même dans les langues modernes, et c'est la raison pour laquelle on appelait autrefois la divination par les astres astrologie "judiciaire". Aujourd'hui la distinction est faite, et astrologie ne comporte aucune équivoque. Le caprice de l'usage a réservé à la science le terme d'astronomie - un mot mal fait, car les astronomes ne "règlent" pas les astres - et appelé astrologie l'astromancie.
  3. Voy. les textes et références amassés par E. Zeller, Philos. der Griechen, pp. 163-179 (trad. Em. Boutroux, I, pp. 197-210). Pour le classement des opinions des philosophes par sujets, utiliser le recueil de H. Diels, Doxographigraeci, avec prolégomènes et Indices, Berlin, 1879. Que Thalès ait été en contact avec des idées chaldéennes ou égyptiennes, le fait est probable ; mais nous apprendrons à nous défier de plus en plus des "Égyptiens et Chaldéens", en ce qui concerne l'astrologie. Le premier qui parle des voyages de Thalès en Égypte - et peut-être en Chaldée - est Eudemus (de Rhodes?), polygraphe, auteur d' 'Aστρολογιχαί ἱστορία , postérieur à Aristote. On cite comme étant de Thalès une ναυτική ἀστρολογία ou ἀστρονομία, attribuée aussi à Phocos de Samos. Le plus probable est qu'il n'avait rien écrit : Καὶ κατά τινας μὲν σύγγραμμα κατέλιπεν οὐδέν·(Diog. L., I, 23). 
  4. Θαλῆς... ὕδωρ εἶναι θησιν στοιχεῖον καὶ ἀρχήν τῶν ὀντότην (Aristot., Metaph, I, 3). Thales... ex aqua dixit constare omnia (Cic,. Acad. Pr., II, 37), traduction en langage scientifique de traditions homériques (Ὠκεανοῦ, ὅς περ γένεσις πάντεσσι τέτυκται·, Iliad., XIV, 246), babyloniennes (ci-après, ch. II, p. 40), égyptiennes (cf. Horapoll., I, 10), visée peut-être par Pindare (Ἄριστον μὲν ὕδωρ, Olymp., I, 1), utilisée à tout moment par les astrologues. L'homme pisciforme à l'origine (Philosophumena, 1, 5, p. 18 Cruice. Cf. Bouché-Leclercq, Placita Graecorum de origine generis humani, Paris, 1871, p. 40) est aussi de tradition chaldéenne.
  5. Comme quantité, l'élément d'Anaximandre est τὀ ἅπειρον (Aristot., Phys., III, 4) ; comme qualité, un μῖγμα (Aristot., Metaph., XII, 2).
  6. Δοκεῖ καὶ περιέχειν ἅπαντα καὶ κυβερνᾶν (Aristot., Phys., III, 4).
  7. Ἀρχήν εἶναι λέγει τήν ἀἶδιον κίνησιν, καὶ ταύτη τἀ μέν γεννάσθαι τἀ δέ φθεὶρθαι (Hermias, Irris. philos., 4 etc. cf. E. Zeller, p. 193, 3).
  8. Voy. les textes dans E. Zeller, p. 197. On prétend qu'Anaximandre plaçait le soleil et la lune au-dessus des étoiles (cf. ci-après, p. 42, 2). Pour les "physiciens", les dieux sont les produits et non les organisateurs, à plus forte raison les créateurs, de la Nature. La théologie grecque n'exigeant pas que les dieux fussent causes premières, ces philosophes, qui nous paraîtraient athées, pouvaient être très religieux. Héraclite disait que le monde est plein de dieux et qu'il y en avait jusque dans sa cuisine (Aristot., De part. anim., I, 5).
  9. C'est dans l’école de Pythagore qu'a été forgé le titre de μαθηματικοὶ, porté plus tard par les astrologues. Il était réservé aux disciples qui, après avoir appris en gros les principes généraux de la science (ἀκουσματικοὶ), arrivaient à la comprendre jusque dans le détail (Porphyr., Vit. Pythag., 37). C'étaient des initiés du second degré, comparables aux ἐπόπται des Mystères. L'astrologie ou astronomie n'est pas oubliée dans les études cosmopolites de Pythagore : c'est du Chaldéen Zaratos (Porphyr., Vit. Pythag., 12) ou Assyrien Nazaratos (Alex. Polyh. ap. Clem., Strom., I, 15) qu'il apprend τόν ρε πετὶ φύσεως λόγον καὶ τὶνες αὶ τῶν ὅλων άρχαὶ (Porphyr., ibid.). L'astrologie est personnifiée dans son entourage par Ἀστραῖος, l'enfant miraculeux recueilli par Mnésarchos, père de Pythagore (Porphyr., ibid., 10 et 13).
  10. La superstition des nombres pairs et impairs, très apparente dans la religion romaine et immortalisée par le vers de Virgile : Numéro deus impare gaudet (Ecl., VIII, 75), remonte certainement plus haut que Pythagore. Les raisonneurs disaient que l'impair est parfait, fécondant (γόνιμος), masculin, parce que, ajouté à lui-même, il engendre le pair, tandis que le pair ne peut engendrer l'impair par addition (Stob., Ecl., I, 1, 10).
  11. Μεγάλα γάρ καί παντέλης καί παντοεργός καί θείω καί ούρανίω βίω καί ἅνθρωπίνω άρχά καί άγεμὦν κοινονούσα δύναμισ καί τάς δεκάδος ἃνευ δέ ταύτας πάντ ἃπειρα καί ἃόηλα καί άφανή (ap. Stob., Ed., I, 1, 3). La décade est Παντέλεια (ibid., 10) - παντέλεια, ἐν ἐντελέχεια, contenant tous les autres nombres, y compris le carré et le cube, le spirituel, le corporel, etc. (Phil., De opif. mundi, 14 et 33). La τετρακτύς; (ci-après, p. 9, 2) est aussi une παγά ἀενάου φύσιος (Carm. Aur., V, 47). Entre autres rêveries, voyez les combinaisons de l'arithmétique avec la mythologie : la monade correspondant à Jupiter (dieu suprême, père des autres) ou à Apollon (seul dieu, Sol de Solus!), la dyade à Héra-Junon ou à Artémis (la Lune, type du pair ou féminin), Ἄρτεμις = ἄρτιος ;, etc. (Stob., ibid., Marc. Cap., VII, 731 suiv. Io. Lyd., Mens., II, 7 suiv., E. Zeller, p. 337, 1). C'est un concours de jeux de mots, coqs-à-l'âne, calembours, finesses de tout genre. Le nombre 7, qui n'est ni engendrant ni engendré, ni facteur ni produit, va à Athéna-Minerve, vierge et sortie de la tête de Jupiter. Les correspondances "naturelles" des nombres 3 et 7 sont inépuisables. Je ne vois pas très bien en quoi l'ogdoade convient à Poséidon ou à Héphæstos ; mais celui qui l'a adjugée à Cybèle ou Κυϐήϐη, parce que 8 est l'unique cube (κύϐος) contenu dans 10, ne se croyait certainement pas un sot. La géométrie n'était pas moins exploitée : l'âme était un carré pour les uns, un cercle pour les autres, ou le carré était masculin (quoique pair) et le rectangle féminin, etc.
  12. La part du pythagorisme, très considérable en astrologie, est énorme dans l'ensemble de ce qu'on appelle "les sciences occultes". Son principe, que le nombre est l'essence des choses, avait une affinité extrême avec celui de la magie, à savoir que la réalité des choses est incorporée dans leur nom véritable, convenablement rythmé, et que qui tient le nom dispose de l'être dénommé. De là la combinaison qui consiste à évaluer les noms en nombres, appliquée dans l'onomatomancie mathématique (ci-après, ch. XV), la kabbale juive, raison d'être de tous les nombres de l'Antéchrist, de la Bête, etc., qui remplissent les apocalypses judéo-chrétiennes, des amulettes comme les abrasax, et ainsi de suite. Le goût des spéculations mystiques sur les nombres est encore très vivace. C'est presque un Pythagoras redividus ou un Proclus, transformé en prêtre chrétien, que l'auteur des Harmonies de l'Être exprimées par les nombres (par P. -F. -G. Lacuria, 2 vol. in-8°. Paris, 1847), une âme candide, dont le souvenir m'empêche de classer indistinctement parmi les charlatans tous les mystiques contemporains. J. Kuntze {Proleg. z. Gesch. Roms, Leipzig, 1882) est persuadé que le carré est le symbole de la volonté virile, que le "temple" augural romain était carré pour cette raison, et Rome carrée, et l'empire romain carré, ou plutôt rectangle égal à deux carrés! C'est encore un cas de métempsycose intellectuelle.
  13. L'invention de la lyre heptacorde par Hermès (Hymn. Homer. in Mercur.) servit à démontrer que l'astrologie avait été révélée par Hermès-Thoth ou Trismégiste, signataire de tous les ouvrages hermétiques.
  14. Cf. Hist. de Chr. Colomb, par Fernand Colomb, ch. IX. Il avait aussi mis de son côté Aristote (De caelo, II, 14), Sénèque {Quantum enim est quod ab ultimis littoribus Hispaniae usque ad Indes jacet? Paucissimorum dierum spatium, si navem suus venins implevit. Senec, Q. Nat., I, praef.), et voulu réaliser la célèbre prophétie du même Sénèque (Medea, 375 suiv.). La loi de Titius ou de Bode, fondée sur un postulat analogue à ceux des Pythagoriciens, a encouragé les astronomes du XIXe siècle à chercher une planète entre Mars et Jupiter, là où ils ont trouvé des centaines de petites planètes. En revanche, le dogme pythagoricien (Gemin., Isag., 1), vulgarisé par Platon, à savoir que les planètes ne peuvent avoir qu'un mouvement circulaire et égal - πᾶν γάρ σῶμα θεῖον κινειταί κυκλικῶς (Proclus, in Anal. Sacr., V, 2, p. 76 Pitra), - a empêché tous les prédécesseurs de Kepler d'admettre des orbites elliptiques. Ils n'ont pas songé aux Orphiques, qui donnaient au monde la forme d'un œuf!
  15. Nous renvoyons ici, pour éviter des répétitions, aux chapitres suivants, notamment à la théorie des aspects ou polygones réguliers, voies tracées à l'action des astres.
  16. La conception des ἀπείρων δυνάμέων ἃπειροι συνδρομαι, qui marquent à la façon d'un sceau (ἰδέα σφραγίδον), se trouve bien dégagée dans le système pythagorisant des gnostiques Séthiens (Philosophum., V, 3, p. 212 Cruice). Le Καιρός, modus et aussi opportunitas (= Ἀθηνᾶ, ap. Stob. Ecl. I, 1, 10), idée fondamentale de la théorie des καταρχάι (ci-après, ch. XIII).
  17. Ci-dessus, p. 7, 1. Il y a la petite τετρακτύς (4) ; la moyenne, somme des quatre premiers nombres (1 + 2 + 3 + 4) ou décade ; et la grande τετράκτυς, somme des quatre premiers nombres impairs et des quatre premiers nombres pairs (1 + 3 + 5 + 7) + (2 + 4 + 6 + 8) = 30. Celle-ci a pu être suggérée par le système des décans, ou inversement.
  18. Aussi Manilius réfute les Éléates : Nam neque fortuitos ortus surgentibus astris \ Nec totiens possum nascentem credere mundum, \ Solisve assiduos partus et fata diurna (I, 182 suiv.).
  19. Héraclite, qui, dit-on, attribuait au Soleil la forme d'une barque (σκαφοειδής) et un pied de diamètre ((Euseb., Praep. Ev., XV, 24-25), a peut-être pris à la lettre le mythe égyptien de Râ enfanté chaque jour par Nut. Le Soleil d'un pied de diamètre et régénéré chaque jour reparaît dans la physique d'Épicure (Cleomed., Cycl. Theor., II, 1 ; Serv., Georg., I, 247.)
  20. Macrobe {Somn. Scip., I, 14, 19) recensant les définitions de l’âme : Heraclitus physicus [dixit animam] scintillam stellaris essentiae.
  21. "Le mot d'influence nous reporte aux anciennes superstitions astrologiques... Le mot italien d'influenza fait allusion à quelque croyance analogue" (M. Bréal, Essai de Sémantique, p. 141). Les mots désastre, étoile au sens de destinée, etc., sont des survivances de même origine.
  22. Ce mouvement, d'abord lent, s'accélère de plus en plus. Il en résulte que la durée des jours et des nuits (Empédocle ne songe qu'au mouvement diurne) allait s'abrégeant : de là, une théorie très originale de la durée de la vie intra-utérine, égale à la durée du jour lors de la naissance de l'espèce humaine, et restée la même depuis (ci-après, ch. XII).
  23. Ceux qui préfèrent à la lecture des fragments d'Empédocle des vers bien frappés, résumant sa philosophie (avec les textes en Notes) et dramatisant sa légende, trouveront ce qu'ils cherchent dans Panthéia, Étude antique, par Félix Henneguy. Paris, 1874.
  24. L'idée que le Ciel est un musée de curiosités préhistoriques est exprimée par Sénèque (Hercul. fur., 65 suiv. Purgata tellus omnis in caelo videt \ Quodcumque timuit). Le scoliaste de Germanicus (p. 385 Eyssenhardt) pense que Jupiter l’a formé pour l’instruction des hommes : le Scorpion, par exemple, fut a Jove astris inlatus, ut ejus naturam futuri homines intellegerent. Jupiter paléontologiste !
  25. Lucret., I, 717-734 ; Empédocle savant tel Ut vix humana videatur stirpe creatus.
  26. Diog. L., IX, 6, 33. On verra plus loin que l'ordre des planètes a une importance capitale en astrologie.
  27. Euseb., Praep. Evang., l, 8, 7. Peut-être Démocrite avait-il emprunté à son contemporain Empédocle et utilisé ici la théorie de l'accélération du mouvement du Sphæros (ci-dessus, p. 12, 2). Démocrite pensait aussi qu'il y a plus de planètes que n'en comptaient les Orientaux et les pythagoriciens. Tel est probablement le sens du passage équivoque de Sénèque : Democritus quoque... suspicari se ait plures esse stellas quae currant, sed nec numerum illorum posuit nec nomina, nondum comprehensis quinque siderum cursibus (Sen., Q. Nat., VII, 3, 2. Cf. E. Zeller, p. 722, 3). En général, Démocrite passait pour s'être beaucoup occupé d'astronomie et de pronostics météorologiques. Cf. les fragments ἐκ τῶν περί ἀστρονομίας συγγραμμάτων (Fr. Phil. Graec, ed. Müllach, I, pp. 368-369).
  28. Plat., Phaedr., p. 98 B. De même, Aristote dit qu'Anaxagore se sert du νοῦς "comme d'une machine", lorsqu'il est embarrassé de trouver une cause, et, le reste du temps, πάντᾳ μᾶλλον αἰτιάται τῶν γίγνομἐνων ἡ νοῦν (Metaph., I, 4).
  29. Ο φυσικῶτατος Ἀναξαγόρας (Sext. Empir., Adv. Mathem., VII, 90).
    Le Νοῦς ordonnateur universel (Anaxag. ap. Diog. L., II, 6) ; seule substance simple (ap. Aristot., De An., I, 2, 5) ; âme (ψυχή), c'est-à-dire principe de la vie organique, répandu dans tous les êtres vivants, ζῳοις καί μεγάλοις καί μικροίς, et, comme tel, n’ayant pas ou n'ayant plus la personnalité que suppose son rôle initial, etc.
  30. Cette ligne de démarcation est oblitérée et comme effacée depuis plus de vingt siècles par les efforts de logique faits en vue de concilier la notion de lois naturelles, nécessaires et immuables, - postulat initial de la science - avec la volonté divine, libre par définition. Il faut la maintenir, comme le seul moyen de faire vivre en paix, dans leurs domaines respectifs, la science et la foi, en restituant à la foi les spéculations métaphysiques sur le pourquoi initial ou final des choses, c'est-à-dire ce que l’homme peut croire, mais non pas savoir.
  31. On sait que Socrate n'a rien écrit et qu'il y aurait naïveté grande à lui attribuer tout ce que Platon lui fait dire. Le Socrate de Xénophon a chance d'être plus ressemblant, sauf en un point. C'est comme apologiste que Xénophon transforme Socrate en défenseur de la tradition, des lois établies. Si Socrate disait τό νόμιμον δίκαιον Stxaiov εἶναι (Xen., Mem., IV, 4. 12), il sous-entendait : à condition que la loi soit juste. Socrate, avant les Apôtres, a dit à ses juges : πείσομαι μᾶλλον τῷ θεῷ ἢ ὑμῖν (Plat., Apolog., p. 29).
  32. La sentence de l'oracle γνῶθι σαύτο voulait dire que l'homme, connaissant sa condition, doit être humble devant les dieux. Socrate l'a détourné de son sens naturel, que ce spirituel tour de main a fait oublier.
  33. Xenoph., Mem., IV, 7, 6. Et Socrate cite comme preuve de la déraison d'Anaxagore le fait d'avoir cru que le Soleil était du feu ou une pierre en feu. Comment n'avait-il pas songé, dit Socrate, qu'on peut regarder le feu, et non pas le soleil ; que le soleil fait pousser les plantes et que le feu les détruit, etc.? Socrate était plus brouillé qu'il ne pensait avec la "physique". Il n'a eu pour vrais disciples que les Cyniques et les Cyrénaïques. Les autres l'excusent ou le réfutent. Quidni quaerat [caelestia] ? Scit illa ad se pertinere (Senec, Q. Nat., Praef. 10. L'homme, partie de la Nature, ne peut pas se connaître lui-même, s'il ne connaît pas le tout : οὐκ ἐστί γάρ ἄνευ τῇς τῶν ὅλως οὐσίας εἰδέvαι τά μέρη (Clem. Alex., Strom., I, 60). Manilius réfute directement Socrate en disant que ce sont les dieux eux-mêmes qui ont enseigné aux hommes la science des astres : Quis caelum possit nisi caeli munere nosse, etc. ? (II, 115 et I, 25-52) ; Quis putet esse nefas nosci quod cernere fas est ? (IV, 922).
  34. Hor., Od., I, 28.
  35. Sermon sur la loi de Dieu. On pense bien que Bossuet ne cite pas Socrate, mais l’Ecclésiaste : Quid necesse est homini majora se quaerere? etc. (VII, 1). C'est surtout l'indifférence pour la science inutile que Théodoret loue dans Socrate (Gr. affect. cur., IV, p. 799). Socrate pensait caelestia vel procul esse a nostra cognitione, vel, si maxime cognita essent, nihil tamen ad bene vivendum (Cic. Acad., I, 4, 15).
  36. Recherche de la vérité, IV, 7.
  37. Xenoph., Mem., I, 1. Cf. IV, 7. En revanche, l'auteur de l’Épinomis (p. 990 A) dédaigne l'astronomie qui se borne à régler le calendrier, au lieu de contempler τήν τῶν αἰσθητῶν θέῶν φύσιν. De même, Théon de Smyrne (p. 9 Hiller). C'est un désaveu complet du Socrate de Xénophon, sinon du Socrate platonicien, que Firmicus (après Aristophane, sans doute) classe parmi les astrologues dévots, ceux qui croient stellarum quidem esse quod patimur (Firmic, I, 6, 4 Kroll). On a fait de Socrate un Janus à deux visages. 
  38. On sait quelle foi avait Socrate dans la divination ou révélation (cf. ci-dessus, p. 17, et Hist. de la Divination, I, p. 42-45).
  39. Sacrâtes autem primus philosophiam devocavit e caelo, etc. (Cic, Tuscul., V,4).
  40. On ignore s'il a réellement existé un Timée, et si les ouvrages qu'on lui prête ne sont pas des rapsodies de Platon. L'habitude qu'avait Platon de mettre ses opinions dans la bouche d'autrui a encouragé les fabricants de livres pseudépigraphes, qui n'avaient pas besoin d'encouragement. Pline (XVI, § 82) cite un astrologue, Timaeus mathematicus, qui attribuait la chute des feuilles à l'influence du Scorpion. Nous avons encore, sur le Timée ou Περί φύσεως de Platon (et le Xe livre de la République), les commentaires de Chalcidius, de Macrobe (à propos du Somnium Scipionis de Cicéron) et de Proclus, celui-ci un énorme volume où sont réunis des débris d'une foule de commentaires perdus (849 p. gr. in-8° sur le Timée, éd. Schneider, Vratislav., 1847, et 196 p. in-4° sur la Rép., lib., X, dans les Anal. Sacr., V, 2, de D. Pitra, Rome et Paris, 1888). Il faut y ajouter l'ouvrage de Théon de Smyrne, Τῶν κατά τό μαθηματικόν χρνσίμων εἰς Πλάτωνος ἀνάγνωστν, éd. E. Hiller (Lips. 1878, 205 p. in-12).
  41. Plat., Tim., p. 38 E et 39 C.
  42. Πρώτην καὶ πρεσβυτάτην θεῶν, etc. (Tim., p. 40 C) : croyance archaïque surabondamment attestée. Plotin distinguait en elle, outre le corps (Γαῖα), τόν μέν νοῦν αὐτής Ἑστία καλῶν, Δήμητραν δέ τήν Ψυχήν (Proclus, In Tim., p. 282 C).
  43. Cf. L. Couturat, De Platonicis mythis. Paris, 1896. L'auteur soutient, avec beaucoup de vigueur et d'érudition, que toutes les solutions des grands problèmes, l'existence des dieux, la création du monde, l'immortalité de l'âme, ont été proposées par Platon à l'état de mythes, et que Platon en avertit, au point qu'il lui arrive parfois de railler ceux qui prendraient ces fables à la lettre. Thèse excessive peut-être, renouvelée plutôt que neuve (ὅθεν καί μυθικῶτεροσ ἐνίοις ὑπελήφθη. Diog. L., III, 80), mais qui ne permet plus de compter sans hésitation Platon lui-même au nombre des croyants. Il ne faut pas oublier que les sceptiques de la Nouvelle-Académie procèdent aussi de Platon.
  44. Opinion attribuée à Pythagore, c'est-à-dire à un néo-pythagoricien quelconque : Hinc et Pythagoras putat a Lacteo circulo deorsum incipere Ditis imperium, quia animae inde lapsae videntur jam a superis recessisse. Ideo primam nascentibus offerri ait lactis alimoniam, quia primus eis motus a Lacteo incipit in corpora terrena labentibus (Macrob., Somn. Scip., I, 12, 3). Voilà comme la métaphore et l'étymologie combinées engendrent des dogmes. La Voie Lactée, séjour des âmes avant l'incarnation (Heraclid. Pont. ap. Stob., Ecl., I, 41. Cf. I, 27, Περί Γαλάξιον. Plut., Plac. Phil., III, 1), des âmes héroïques après la mort (Cic. Macrob., Somn. Scip., I, 15. Manil., I, 758-804), palais de Jupiter dans l’Empyrée, au-dessus des étoiles fixes (Marc. Cap., II, 208), etc. Ces chimères sont d'une invention facile. Les Peaux-Rouges Kwapa appellent aussi la Voie Lactée la "route des âmes" {Journal of American Folklore, VIII [1895], pp. 130-131). La chute des âmes est comparée par Platon (Rep. X), assimilée par d'autres, au trajet des étoiles filantes, avec accompagnement de tonnerre et de tremblements de terre. C'est une amorce ou une adhésion à l'opinion vulgaire que les âmes sont des étoiles ou que chacune a son étoile (Cf. Plin., II, § 28, et ci-après, ch. XII). 
  45. Macrob., op. cit., I, 12, 2. La raison du choix (les tropiques pôles du chaud et du froid), que ne donne pas Macrobe, est empruntée à la physique des Stoïciens, qui est celle d’Héraclite. Macrobe, qui croit le Cancer dans la Voie Lactée (I, 12, 4) - bien que celle-ci traverse le Zodiaque entre les Gémeaux et le Taureau, - Macrobe, dis-je, mélange ce système avec le précédent, et probablement avec un troisième, qui plaçait le tropique ou solstice d'été dans le Lion, et il écrit : Ergo descensurae... adhuc in Cancro sunt... necdum Lacteum reliquerunt ; cum vero ad Leonem labendo pervenerint, illic condicionis futurae auspicantur exordium... quia in Leone sunt rudimenta nascendi et quaedam humanae naturae tirocinia. D'autres plaçaient au ciel trois portes en trigone : unam ad signum Scorpionis, qua Hercules ad deos isse diceretur, alteram per limitem qui est inter Leonem et Cancrum ; terliam esse inter Aquarium et Pisces (Varr. ap. Serv., Georg., I, 34). Macrobe s'est égaré dans toutes ces inventions saugrenues. En effet, il dit plus loin (I, 12, 8) que les âmes, avant de descendre, boivent l'oubli dans le Crater sidereus in regione quae inter Cancrum est et Leonem locatus (I, 12, 8). Or, la Coupe est entre le Lion et la Vierge, en dehors et assez loin du Zodiaque.
  46. Voy. ci-dessus, à propos d'Empédocle, les catastérismes préhistoriques.
  47. Les δαίμονες néo-platoniciens sont les microbes de l'univers : tout se fait par eux et ils se logent jusque dans nos organes, où ils causent toute espèce de troubles (ἒυ τε πὀλεσι καί ἒθνεσιν ὂλοις καί ίδία έkαστω τών ἀνθρώπων, Hermipp., I, 16, p. 25 Kroll) - πᾶσα γἁρ τού κόσμου μερίσ πλήρης ἐστί ψύχων μερικῶς… συνεπόμνέυωυ τοῖσ δαίμοσιν (Procl, In Tim., p. 333 A). Il n'y a plus de lois naturelles. Un enfant ne saurait arriver à terme sans prières et incantations : Proclus (dans les Anal, sacr., V, 2, pp. 177-178 Pitra) se rencontre ici avec les Toumboulous de Célèbes (Internat. Archiv für Ethnographie, VIII [1895], pp. 89-109), et on peut bien l'appeler un "régressif". À plus forte raison n'y a-t-il plus de lois mécaniques dans les sphères supérieures. Proclus soutient qu'il n'est besoin ni d'excentriques ni d'épicycles pour expliquer les stations et rétrogradations des planètes : elles marchent ainsi parce qu'elles le veulent (ὅτι ταῦτα βούλεται δι' ἑαυτῶν) ; ce sont des dieux, et non pas des machines (Procl., In Tim., p. 278 D). Il refuse de croire à la précession des équinoxes, qui oblige à supposer que la sphère des fixes rétrograde lentement, parce que, comme les planètes, les étoiles connaissent leur devoir, qui est de marcher dans le sens "du même" ; et, au surplus, Proclus a des oracles à opposer à Hipparque et à Ptolémée (Procl. in Anal, sacr., V, 2, p. 77 Pitra ; In Tim., p. 278 D-F ; cf. ci-après, ch. IV). Est-il exagéré de dire qu'un sauvage raisonnerait de même ? Plus tard, au moyen âge byzantin, la démonologie platonicienne et chrétienne mélangée (voy. le Περί ἐνεργείας δαιμόνων de Psellus [ed. Boissonade, Norimberg. 1838], commentateur du Timée et des "Oracles chaldaïques") conduit aux extravagances énormes, à l’idée que le Soleil a une chair et une forme humaines (ἀνθρωπόσαρκοσ καί ἀνθρωπομιμητος), qu'il est habillé, déshabillé, mené par 15 000 anges, etc. (Vassiliev, Anecd. graeco-byzant. Mosquae, 1893, pp. 184 suiv.). Enfin, Platon, avec ses étymologies baroques, dont les plus connues sont dans le Cratyle, a affermi l'idée qui est au fond de toutes les conjurations magiques et d'où est sortie l'onomatomancie (ci-après, ch. XV), à savoir que les noms des objets contiennent la définition, la nature (φύσις), le type substantiel de ces objets. Platon disait que ces noms avaient été imposés ὑπό θειοτἐρας δυνἀμεως ἡ τἡς τῶν ἀνθρώπων et conformes à la réalité : φύσις δνομἀτων οἰκεἰαν τοἰς πρἀγμασιν ἐυρἐσθαι (ap. Euseb., Praep. Evang., XI, 6, 27-41). Contestée pour le grec - et niée d'une façon générale par la science moderne (Cf. M. Bréal, Sémantique, p. 277), - cette proposition devint évidente aux yeux des juifs et des chrétiens pour l'hébreu (Euseb., loc. cit.), soi-disant langue révélée. De là la puissance des noms hébraïques (ou chaldéens, égyptiens, etc., suivant les croyances) dans les formules de conjuration. Le platonisme a été une barrière opposée à l'esprit scientifique ; mais Platon, il est juste de le reconnaître, ne pouvait pas prévoir que chacune de ses paroles passerait pour un oracle. Il est devenu plus "divin" qu'il ne s'y attendait et n'aurait peut-être pas été très fier de ses adorateurs. 
  48. L’ἀνάγκη, suivant Proclus (Anal, sacr., V, 2, pp. 97-98 et 137 Pitra), c'est Lachesis ; les âmes envoyées par elle sont pourvues par Clotho (sphère des fixes) d'une trame de destinée encore souple, qui se fige et devient immuable (Atropos) par l'intervention des mouvements planétaires ; d'où il appert que les "Chaldéens et Égyptiens" ont raison de consulter à la fois les signes du Zodiaque et les planètes. 
  49. Plat., Sympos., p. 190 A.
  50. Excepté un cinquième élément (quinte essence, πέμπτη οὐσία) dont sont faits les astres (ci-après, p. 27).
  51. Cf. Pluzanski, Aristotelea de natura astrorum ejusque vices apud philophos tum antiquos, tum medii aevi. Lutet. Paris., 1887 ; revue générale de tous les systèmes cosmographiques. L'auteur exagère quand il dit (p. 132) qu'avec ses astres animés et éternellement incorruptibles, Aristote "suit et amplifie les erreurs de Platon". Aristote n'a pas engendré une lignée de mystiques. Voy. ci-après (ch. IV) la discussion relative à l'unité de mouvement dans le monde. Tout mouvement dérivant du premier moteur (Dieu), qui fait tourner le "premier mobile" (la sphère des fixes) d'Orient en Occident, la difficulté était d'expliquer le mouvement inverse des planètes par l'indocilité ou la résistance de la matière. Aristote employait pour cela 47 (ou même, suivant certains, 55) sphères, parce qu'il se refusait à admettre des mouvements qui ne fussent pas à la fois circulaires (dogme pythagoricien) et de vitesse constante (δμαλοί).
  52. C'est Aristote qui a formulé ainsi l'axiome téléologique : ὀ θεός καί ἡ φύσις οὐδέν πατην πατηνὗ σιν (De caelo, I, 4).
  53. θαυμασίωςτατην δέ εἶναι φησιν ὀ θεὀφραστοσ ἐν τοῖσ κὰτ αὐτόν χρόνιος τήν τῶν χαλδαίων πεοί ταῦτα θεωπίαν, τά τε ἃλλα προλἐγουσαν χαἰ τούς βἰους ἑκάστων χαἰ τούς θανάτούσ  χαἰ οὖ τά κοινάν μονόν, οἷον χειμὦναν χαἰ εὐδιάσ κτλ (Proclus, In Tim., p. 285 F). Texte précieux, comme preuve que la généthlialogie a précédé en Grèce la méthode des καταρχαι (ci-après, ch. III, XIII et XIV). Théophraste s'occupant de météorologie voulait peut-être bien croire que l'apparition de Mercure en hiver présageait du froid, et en été de la chaleur - ce qui paraît déjà suspect d'ironie - mais, quoi qu'en pense Proclus, je doute fort qu'il ait "admiré" le reste. Théophraste, qui raille si bien la δεισιδαιμονἰα (Charact. 16), faisait bon marché des causes occultes.
  54. L'hypothèse de la πέμπτη (ou parfois πρὦτη) οὐσία allait directement contre la théorie de l'ἀπόῥῥοια ; mais on n'en avait pas besoin pour maintenir la distinction, devenue classique après Aristote, du monde éthéré et du monde sublunaire. Celle-ci non plus ne paraissait pas rompre l'unité du monde. Il suffisait aux astrologues que l'agitation du monde sublunaire fût causée par le mouvement des astres. Les astrologues de la Renaissance, qui veulent rester fidèles à Aristote, n'osent plus guère parler de l'ἀπόῥῥοια et se contentent de la x(vT,jiî. Ils auraient été moins embarrassés s'ils avaient su qu'un jour viendrait où, pour la lumière, la théorie de l'ondulation (par κίνησις) supplanterait la théorie de l'émission (ἀπόῥῥοια). En attendant, Fr. Boll a tort de prétendre que "la construction aristotélique du monde était en soi très favorable à l'astrologie" (Studien über Cl. Plolemäus [voy. Bibliographie], p. 161). Les platoniciens, qui rejetaient la quinte essence (Proclus, In Tim., p. 274 D), ou les stoïciens, qui, tout en parlant d'éther et de monde supérieur (cf. Cic, Nat. Deor., II, 21), admettaient la nutrition des astres par les vapeurs de la Terre (voy. ci-après), étaient pour les astrologues des alliés plus sûrs.
  55. L'astrologie n'avait pas prise sur des gens qui disaient acervum stellarum sine causa esse (Serv., Georg., I, 252). Épicure passait pour avoir été d'une ignorance crasse en astronomie (voy. Cleomed., Cycl. theor., II, 1 et ci-dessus, p. 10, 2) ; il était surtout indifférent, acceptant toutes les explications comme possibles, et traitant de charlatans ceux qui prétendaient connaître la vraie (Diog. L., X, 113-114).
  56. Ils admettaient une stratification mécanique des quatre (ou cinq) éléments par ordre de densité, puis une accommodation de l’œuvre de la φύσις par la πρόνοια, qui, par exemple, avait bossue la Terre pour la mettre en contact avec l'air, en faisant entrer l'eau dans ses cavités. Cf. A. Häbler, Zur Cosmogonie der Stoiker (Jahrbb. f. Philol., 1893, pp. 298-300). On sait à quel point les stoïciens étaient préoccupés du "but" dans tout le détail du κόσμος : la téléologie stoïcienne est une des plus naïves qui soit.
  57. Les Péripatéticiens, à commencer par Aristote, auteur d'un Περί βασίλειος adressé à Alexandre, avaient donné l'exemple. Straton de Lampsaque, appelé à Alexandrie comme précepteur de Ptolémée Philadelphe, avait écrit deux traités : Περί βασίλειος et Περί βασίλειος φιλόσοφον. On cite des traités Περί βασίλειος de Persæos, de Cléanthe, de Sphæros. Pour Sphæros, s'il est allé, comme le dit Diogène Laërce (VII, 6, 2), πρός Πτολεμαῖος τόν φιλοπατορα, ce ne pourrait être que comme précepteur de ce fils d'Évergète. Il faut dire, pour ne rien exagérer, que la ferveur philosophique des rois ne dura pas longtemps et que cette prétention de leur enseigner leur métier contribua sans doute à la refroidir. 
  58. Opinion citée comme "plus spécieuse que vraie" par le stoïcien Héraclite (époque d'Auguste) dans ses Allégories Homériques (ch. LIII, pp. 112-113 Mehler) : son opuscule et celui de Cornutus sont des débris de l'immense "littérature" théologique des Stoïciens, qui comptent parmi les "théologiens" Eudoxe et Aratus (Heraclit., op. cit., ch. XLIX, p. 105). Homère devient pour eux ce qu'était le Timée pour les platoniciens, Homère, que Platon n'avait pas su comprendre, puisqu'il le chassait de sa République. Eux en faisaient un livre de haute moralité. Des gens capables de découvrir que des satyres violant des nymphes symbolisent le conseil de mêler de l'eau au vin (Cornut., ch. XXX, p. 60 Lang) étaient vraiment des virtuoses. En fait de tours de force étymologiques, ils ont imité et dépassé Platon. Voici comment Chrysippe expliquait le nom de Zeus : Ζεύς μεν ουν φαίνεται ωνομάσθαι από του πάσι δεδωκέναι το ζην  Δια δέ αὐτόν λέγουσιν ὅτι παντών έστίν αἴτιος καὶ δι' αὐτὁν παντᾷ (ap. Stob., Ecl., I, 2, 27). Ou bien Ζεύς έστίν από του ζην, parce qu'il avait échappé à Kronos (= Κρόνος) et était à l'abri du temps (Anon. ap. C. Lang, Cornuti Theolog., Praef., p. XIII). Cf. les étymologies ap. Euseb., Praep. Evang., III, 11. Des esprits aussi dépourvus de sens critique étaient sans défense contre les associations d'idées astrologiques. Dans l'exégèse homérique, ils avaient eu des prédécesseurs, les disciples d'Anaxagore, qui avaient enrôlé Homère parmi les physiciens (Diog. L., II, 11. Tatian., Adv. Graec., 21, etc.).
  59. Peut-être les Stoïciens poussaient-ils la complaisance jusqu'à diviniser non seulement les étoiles, mais les figures des constellations : Singulas enim stellas numeras deos eosque aut beluarum nomine appellas, ut Capram, ut Nepam, ut Taurum, ut Leonem, etc. (Cic. Nat. Deor., III, 16, 40).
  60. Ce raisonnement est "la citadelle" des Stoïciens, qui ista sic reciprocantur, ut et si divinatio sit, di sint, et si di sint, sit divinatio (Cic., Divin., I, 6). Si di sunt, est divinatio ; sunt autem di, est ergo divinatio (II, 17) ; autrement, les dieux ou ignoreraient l'avenir, ou n'aimeraient pas les hommes, à qui la divination est utile. Restait à prouver que la divination est utile (cf. ci-après, p. 33).
  61. La fatalité comprend les actes "des dieux" et de Dieu lui-même, lequel scripsit quidam fata, sed sequitur - : semper paret, semel jussit (Senec, De Provid., 5). 
  62. Chrysippe n'a rien laissé à inventer aux théologiens du XVIe et du XVIIe siècles disputant sur le libre arbitre et la grâce. 
  63. Ducunt volentem fata, nolentem trahunt (Senec, Epist. CVII, 11, d'après Cléanthe). 
  64. Voy., sur le fatalisme astrologique, le ch. XVI, où nous serons plus à même d'examiner les concessions faites par les astrologues. 
  65. Tetrab., I, 3. - Quae multo ante praevisa sunt, languidius incurrunt (Sen., Consol. ad Marc., 9). 
  66. La doctrine stoïcienne de ἀποκατάσταις ; ou rénovation périodique du monde par déflagration (ἐκπύρωσις) ou par déluge (κατακλυσμός), au bout d'une "grande année", peut sans doute remonter à Héraclite et aux Pythagoriciens ; mais l'idée que le monde renouvelé doit reproduire exactement le précédent pourrait bien être de provenance astrologique. Genethliaci quidam scrvpserunt esse in renascendis hominibus quam appellant παλιγγενεσίαν Graeci... ut idem corpus et eadem anima... rursus redeant in conjunctionem (Varr. ap. Augustin., Civ. Dei, XXII, 28). Il est difficile de savoir qui prête ici et qui emprunte. En tout cas, les astrologues se prévalaient de l'ἀποκατάστασις ; (cf. Firmic., III, 1 Kroll, qui ajoute le diluvium à la pyrosis), et les Stoïciens invoquaient l'autorité de Bérose, qui assignait pour cause à la déflagration la réunion des planètes dans le Cancer, et au déluge leur réunion dans le Capricorne (Senec., Q. Nat., III, 29. Cf. ci-après, ch. II, p. 39). Le stoïcien Héraclite (ch. LIII : cf. ci-dessus, p. 30, 1) sait que la conjonction des sept planètes dans un même signe amènerait une σύγχυσιν τού πάντος ;. Scaliger raconte [Proleg. de Astrol. vett. Graec, fol. α 3) que, les astrologues ayant annoncé en 1579 la conjonction de toutes les planètes pour le mois de septembre 1586, le genre humain vécut sept ans dans la terreur.
  67. Si quis oriente Canicula natus est, is in mari non morietur. Chrysippe, voulant supprimer ici le conditionnel, docet Chaldaeos quo pacto eos exponere praecepta oporteat (Cic, De fato, 6-8).
  68. [Enituit] astrologia Berosus, cui ob divinas praedictiones Athenienses publice in Gymnasio statuam inaurata lingua statuere (Plin., VII, § 123). Pline ne dit pas que ce fût du vivant de Bérose ; mais on voit bien qu'il s'agit d'un engouement pour une nouveauté, et il est permis de croire que cet engouement n'est pas sans rapport avec l’enthousiasme pour Zénon (Diog. Laërt., VIl, 6). Le stoïcisme, du reste, est presque aussi "oriental" que l'astrologie. Ses fondateurs sont tous des Asiatiques (cf. ci-après, ch. XVI).

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