RENÉ GUÉNON ET L'ASTROLOGIE, par Alexandre VOLGUINE

Alexandre Volguine défend l'astrologie moderne et ne craint pas, pour cela, de polémiquer avec les morts... René Guénon n'était, en effet, plus de ce monde depuis déjà huit ans quand parait, dans les "Cahiers astrologiques", l'article de nouveau publié ici. Pour Volguine, il s'agit de lutter contre la thèse de Guénon qui affirme la décadence de l'astrologie : l'époque moderne en aurait perdu le sens profond et même les techniques. Il semble que cette thèse connaissait un certain regain d'attention en cette fin des années soixante.



Article rédigé en 1959 et paru dans les " Cahiers astrologiques", 2ème série, numéro 88, 1960
Avec l aimable autorisation de logistel

La thèse de René Guénon est connue: puisque les principaux documents de notre Science datent des époques de décadence, soit de la fin de la civilisation gréco-romaine (Ptolémée et Manilius), soit de la Renaissance (qui est, dans sa conception, l'époque de la décomposition d'un Moyen-âge idéalisé), nous n'avons plus que des "résidus" de la véritable Astrologie comme de toutes les autres sciences traditionnelles. Son sens profond et même ses techniques sont perdus.

Il est indiscutable que l'Astrologie a dégénéré par rapport à ce qu'elle a été il y a trois siècles – nous l'avons toujours proclamé dans ces "Cahiers" – mais notre Astrologie vient des Arabes, et presque tous les traités classiques de "la belle époque" de l'Islam sont conservés, de sorte que si l'on fait recours aux sources arabes (qui ne paraissent nullement "supérieures" aux ouvrages de Junctin, Ruggieri ou Auger Ferrier), c'est un véritable non-sens que de parler des "résidus". La thèse de René Guénon est outrée, caricaturale même, et c'est un de ces paradoxes qu'on trouve malheureusement de temps en temps dans ses œuvres et que ses disciples acceptent sans discuter.

Le cas de René Guenon est très complexe. Sans nier ses mérites, et son rôle tout à fait particulier, l'objectivité oblige de reconnaître qu'il était dogmatique, peu objectif et manifestait même parfois une mauvaise foi évidente. De ce fait, on ne doit pas prendre toutes ses opinions pour des paroles d'évangile, et notamment celle sur l'Astrologie. Alors que, dans l'Erreur Spirite et dans Le Théosophisme, il n'hésitait pas à se référer à des sources très impures et suspectes (on sait, par exemple, que le fameux pamphlet de Soloviev contre Blavatsky a été exigé par la police politique russe –ce qui l'apparente, toutes proportions gardées, aux Protocoles des Sages du Sion de triste mémoire- le philosophe devant à cette époque "se justifier" devant l'église orthodoxe ou se démettre de ses fonctions de professeur; il disait à ses intimes avoir honte de signer ces "ragots" et, dès la liberté de la presse instituée à la suite de la révolution ratée de 1905, il a refusé toute réédition de son livre –faits qui n'étaient probablement pas ignorés de René Guénon), il ne tenait aucun compte des rectifications qui lui ont été données de tous côtés. Ainsi, par exemple, aussitôt après la publication du "Roi du Monde", plusieurs personnes lui ont signalé qu'il y avait en Russie des éditions de la "Mission de l'Inde en Europe" d'Alexandre Saint-Yves d'Alveydre, d'où Ferdinand Ossendowski a certainement tiré son histoire du royaume d'Agartha. Personnellement, j'ai eu une deuxième édition russe de cet ouvrage datant de 1916 et il est probable que ce ne soit pas la dernière. Or, dans les tirages ultérieurs du "Roi du Monde", René Guénon n'a tenu aucun compte de cet avertissement, le mettant même en doute, alors qu'il lui était si facile d'avoir tous les renseignements sur les éditions russes de la "Mission de l'Inde", en écrivant (même en français) au Service bibliographique des renseignements de la Bibliothèque Nationale Lenine, rue de Kalinine 3, Moscou-G-19 ou à la Bibliothèque Nationale Publique Saltykoff-Chtchedrine, rue Sadovaya 18, Saint-Petersbourg, pour être fixé officiellement. Ces deux bibliothèques ont un service spécial de recherches, sont très complaisantes et répondent relativement rapidement (sous 6-8 semaines) à toutes les lettres reçues. Personnellement, elles m'ont rendu service en me fournissant des renseignements sur d'autres sujets, plus difficiles à trouver (ainsi, par exemple, en se basant sur le journal "Sanktpeterbourgskié védomosti" du 15 décembre 1777, elles m'ont fourni l'heure de naissance de l'empereur Alexandre 1er, né le 12 décembre 1777 à 11 heures du matin, thème encore inédit en Occident). Évidemment, une demande en français reçoit une réponse moins rapide qu'une lettre en russe.

Il est possible d'ailleurs que ces rectifications ne "l'intéressaient" tout simplement plus et qu'il ne voulait pas "se donner la peine" de les vérifier, reniant ainsi indirectement une partie de son œuvre. Bien que ces témoignages soient beaucoup plus tardifs, les personnes –ses amis intimes– qui l'ont vu au Caire s'accordent pour le décrire profondément déçu, aigri et amer durant les dernières années (d'où, probablement, son projet non réalisé par la mort de quitter définitivement l'Égypte pour Tanger mi-européanisé et, surtout, l'absence totale des manuscrits –même des simples notes– à son décès).

Quant à Ferdinand Ossendowski, un sous-Pierre Benoît que René Guénon a pris trop au sérieux, il ne faut pas oublier qu'il est aussi l'auteur du "Faucon du désert" (1931) dont l'action se passe au Sahara, où il n'a jamais mis les pieds –ce qui ne l'a pas empêché d'écrire cette version polonaise de l'Atlantide où Antinéa est remplacée par une prêtresse de Tanit–, du "Journal d'un Chimpanzé" et des "Esclaves du Soleil", pour ne citer que des romans traduits en français. Son plagiat de Saint-Yves d'Alveydre lui a permis d'ajouter un chapitre à ses "Bêtes, hommes et dieux" comme "l'Atlantide" de Pierre Benoît lui a "inspiré" son "Faucon du désert".

Ceci sort évidemment de notre sujet mais, trop confiant dans les "ragots" du pamphlet de Soloviev parce qu'ils apportaient de l'eau à son moulin, René Guénon fermait les yeux sur les preuves démolissant le "témoignage" d'Ossendowski. À ce propos, Alexandra David-Neel me disait avoir parlé du royaume souterrain d'Agartha à plusieurs lamas. Tous en ont ri et l'un s'est écrié: "Vous, les Européens, vous nous prenez pour des taupes?...".

N'étant pas spirite, ni théosophe, ni "papusien", mais uniquement astrologue non inféodé à aucune école, et étant intellectuellement plus près de certaines idées de René Guénon que de Helena Petrovna Blavatsky, il m'est assez pénible de faire cette mise au point qu'une simple honnêteté exige depuis longtemps. Malgré quelques articles jugés agressifs, je n'ai pas la vocation de polémiste (vocation que René Guénon semblait avoir) mais les ombres dessinent mieux les contours d'une forte personnalité que les images d'Epinal ou "La vie simple de René Guénon". La silhouette de Saint-Yves d'Alveydre ne paraît-elle pas plus vivante et plus humaine après la lecture de "Monsieur le Marquis" écrit par une maîtresse écartée et rageuse?! Aussi, ces quelques traits de l'auteur du "Symbolisme de la Croix" permettent d'accorder à son opinion sur l'Astrologie sa juste valeur. "Errare humanum est".

Quand, en 1938, j'ai créé ces "Cahiers", j'ai demandé un article à René Guénon mais il a décliné cette invitation, étant très pris et, probablement surtout, ne voulant pas se compromettre dans une revue trop "éclectique" et "libre" à son avis. Sans cette réticence que je déplore, il aurait eu l'occasion d'exposer ses vues astrologiques d'une manière plus approfondie, devant un public sélectionné pour qui l'Astrologie n'est pas une notion vague. En tout cas, son opinion résumée plus haut a retardé la venue à notre Science de plusieurs personnes. Croyant n'y trouver que des "résidus", elles ne jugeaient pas utile de l'apprendre, ni même d'ouvrir la littérature spécialisée.

Le combat pour l'Astrologie que nous menons ici (et qui était considéré par René Guénon d'une manière plutôt sympathique vu ses comptes rendus signés des "Cahiers" dans les numéros 227, p. 425-426, et 232, p. 155-156 des Études Traditionnelles, alors qu'aucune mention de notre revue n'existe depuis sa mort) exige cette mise au point.

N'en déplaise à certains de ses disciples, je considère la reconstitution complète de l'Astrologie Traditionnelle autrement plus probable, facile et proche que le "redressement" hypothétique de l'Occident (et de l'Orient) dans le sens guénonien. La première peut mener au second mais le second ne pourra jamais se faire sans la première. L'Astrologie me paraît – tout au moins pour le moment – la seule voie initiatique traditionnelle à la portée de tous – voire menant vers les réalisations intérieures plus profondes.

Ceci est ma profonde conviction, et je suis trop près des portes de "L'Orient Éternel" pour chercher des effets littéraires ou autres choses de ce genre.

Post-Scriptum

Cet article a été écrit depuis 5 ou 6 mois quand je trouve dans la revue "pro-guénonienne" Le Symbolisme (N° 347 de janvier-mars 1960, p. 156-157) les lignes suivantes: "...pour les besoins d'une cause, ne ferme-t-on pas volontairement les yeux sur certaines parties de l'œuvre de Guénon? Il serait facile, par des citations habilement choisies, de tracer le portrait de plusieurs "Guénon" hostiles et contradictoires. On pourrait montrer un Guénon catholique ultra-montain, anti-maçon et anti-juif; puis un Guénon surtout maçon, utilisant pour une revivification de la Maçonnerie ses connaissances orientales, et volontiers désinvolte à l'égard de l'Église; puis un Guénon hindou considérant avec une bienveillance un peu condescendante les autres traditions même orientales; et puis un Guénon musulman, bien sûr. Aucun de ces "Guénon" n'est entièrement vrai ni entièrement faux. L'œuvre de Guénon forme un tout et, seule, une très longue familiarité avec cette œuvre permet de saisir –et par suite de concilier– ses apparentes contradictions; de constater –et, par suite, le cas échéant, de combler– ses inévitables lacunes, et aussi de rectifier un livre par un autre..."

Ce sont vraisemblablement ces plusieurs "Guénon" qui expliquent les bruits persistants de la mise prochaine à l'index par le Vatican de toute son œuvre alors que celle-ci a quand même amené au sein de l'Église Catholique quelques "brebis galeuses". Il faut être un véritable exégète pour corriger certaines de ses vues excessives.

Son opinion sur l'Astrologie en est une, et sa rectification s'impose d'urgence. Je voulais la faire déjà en 1951 avant que j'aie appris sa disparition. On se tait devant une tombe. Mais voilà que, de nouveau, un interlocuteur se retranche derrière l'autorité de Guénon pour condamner toute l'Astrologie moderne. Cette attitude devient si fréquente que se taire davantage serait une faiblesse.