LA TABLE D'ÉMERAUDE, par René ALLENDY

On appelle Table d’Émeraude un texte assez court qui passe pour le Credo des Hermétistes. Son nom même, s’il ne prouve pas absolument l’origine égyptienne du texte, présente, du moins, une couleur locale des plus intéressantes... Elle contient douze propositions différentes, plus une espèce de notice. Ce nombre duodénaire est à rapprocher de la division du Grand Œuvre en douze phases (analogues aux douze signes du zodiaque) selon certains alchimistes.
 
 
Article paru dans "Le Voile d'Isis", volume 26, numéros 13, 14 et 15
 
On appelle Table d’Émeraude un texte assez court qui passe pour le Credo des Hermétistes ; on trouve ce document reproduit sur un très grand nombre de livres alchimiques, comme une préface ou une clef d’interprétation, mais son origine est assez mystérieuse. Les Alchimistes disaient que la Table d’Émeraude avait été écrite par Hermès Trismégiste lui-même; mais on se demande par quelle filiation inconnue ce texte d’origine égyptienne aurait pu parvenir aux Alchimistes à travers l’oubli et l’isolement du Moyen Âge. La Table d’Émeraude semble bien être d’origine alexandrine comme l’Alchimie elle-même : nous savons depuis les magistrales études de Berthelot sur les origines de l’Alchimie que cette doctrine procède directement des idées alexandrines. Le mot même d'Hermétisme consacre cette connexion en la précisant encore davantage, car il permet de remonter plus haut que la philosophie alexandrine et de saisir comment celle-ci se rattache à son tour aux mystères les plus antiques des temples égyptiens et probablement, par là, à la tradition initiatique de la race atlantéenne. Hermès, en effet, l’auteur présumé de la Table d’Émeraude, n’est pas l’alexandrin pseudonyme qui écrivit les dialogues philosophiques que nous connaissons, mais Thôt, le légendaire instructeur de l’Égypte divinisé sous une forme symbolique à tête d’ibis (du mot Tehu, ibis), coiffé du disque solaire uni au croissant lunaire, celui que les inscriptions de la dernière dynastie appellent : Cœur de Râ, Langue de Râ, Prince des Livres ou Scribe des Dieux. Sous le nom de Thôt, les Égyptiens avaient organisé toute une encyclopédie comprenant, selon Jamblique, 20 000 volumes (1). Ce nom est un symbole représentant la tradition sacrée de la Terre du Nil.
 
Le nom même de Table d’Émeraude, s’il ne prouve pas absolument l’origine égyptienne du texte, présente, du moins, une couleur locale des plus intéressantes... Nous savons, en effet, que les Égyptiens de l’antiquité n’attachaient de prix qu’aux pierres fines bleues ou vertes. Leurs bijoux les plus estimés n’étaient composés que de gemmes de cette couleur, non pas qu’ils ignoraient les autres, telles que le chenem (rubis) ou le tehen (topaze), etc., mais, peut-être, parce qu’une raison superstitieuse ou magique faisait reléguer celles-ci à un rang inférieur. "D’après Leipsius, nous dit Berthelot, les Égyptiens distinguent dans leurs inscriptions huit produits minéraux particulièrement précieux qu’ils rangent dans l’ordre suivant : l’Or ou Nub, l’Asem ou Electrum, mélange d’or et d’argent, l’Argent ou Hat, le Chesteb ou minéral bleu, tel que le lapis lazuli, le Mafek ou minéral vert, tel que l’Émeraude, le Chomt, airain, bronze ou cuivre, le Men ou fer, enfin le Taht, autrement dit plomb" (2).
 
Dans ces conditions, la Table d’Émeraude signifie allégoriquement le texte précieux entre tous ; nous dirions aujourd’hui : "les Préceptes de Diamant". Si l’on admet l’inspiration réellement égyptienne de ce texte, il reste à expliquer comment les Alchimistes de l’Occident en ont eu connaissance ; ceci revient à chercher comment la doctrine d’Hermès, l’Hermétisme, s’est répandue en Europe. Il est vraisemblable que sa transmission s’est effectuée dans des centres initiatiques secrets, peut-être d’origine arabe, peut-être d’origine gnostique ou juive, ces derniers en rapports avec les Croisades et ayant eu l’Ordre du Temple comme principal foyer. Sans s’attarder à ces obscurités d’origines, il est plus intéressant de chercher le sens secret que les Alchimistes ont pu attribuer à la Table d’Émeraude.
 
À une première lecture ce texte paraît bien sibyllin et bien nébuleux ; on a l’impression qu’il serait facile d’y voir, comme dans les quatrains de Nostradamus, toutes les significations possibles tant qu’une clef précise ne permettra pas de diriger les fantaisies des commentateurs. Le fait que les Alchimistes y attachaient tant d’importance, au point d’y voir la formule même du Grand Œuvre, doit cependant nous engager à examiner ce texte de plus près. En essayant d’y appliquer la clef arithmosophique, qui est la plus générale de toutes, nous pourrons, sans prétendre, le pénétrer complètement, faire quelques remarques intéressantes.
 
Tout d’abord la Table d’Émeraude contient douze propositions différentes, plus une espèce de notice. Ce nombre duodénaire est à rapprocher de la division du Grand Œuvre en douze phases (analogues aux douze signes du zodiaque) selon certains alchimistes ; il fait penser, en particulier, aux Douze Clefs de Sagesse du Frère Basile Valentin. L'étude du symbolisme numérique nous apprend que ce nombre représente le fonctionnement cosmique. Nous pouvons donc guider notre interprétation de la Table d’Émeraude sur les données de l’Arithmosophie.
 
I. Voyons tout d’abord la première proposition : II est vrai, sans mensonge, et très véritable
 
Cette proposition est une affirmation de vérité. Or la vérité la plus haute que nous puissions concevoir a pour caractères d’être universelle, éternelle, immuable, ce qui est précisément le propre de l’unité. L'unité est un principe positif comme une affirmation ; l’unité synthétise toutes les particularités représentées par les autres nombres, comme la vérité est affirmée réunir toutes les propositions suivantes. Nous ne concevons l’unité en une chose que par la connaissance des parties qui la constituent et du milieu qui la contient ; toute unité se décompose à l’analyse en un terme positif, un terme négatif et un terme intermédiaire ; c’est un rapport implicite. I / I = I. De même la vérité est un rapport entre ce qui est et ce qui n’est pas, et pour cette raison la première proposition de la Table d’Émeraude est construite sur un modèle ternaire. Il est vrai constitue l’affirmation positive ; sans mensonge en est la contre-partie négative, et très véritable représente le rapport, le critérium qui résulte pour notre esprit de la certitude du point de départ et de la véracité de l’analyse. Si l’on se place au point de vue matériel, le premier terme représente, comme le remarque Piobb, la réalité physique qui paraît vraie, parce que tombant sous nos sens ; le deuxième représente la réalité expérimentale et le troisième la réalité hypothétique. En somme, la certitude scientifique repose sur ce trépied : données des sens, expérimentation, théorie. L’expérimentation est le moyen terme entre ces deux extrêmes : constatation sensible et théorie pure. Cette première proposition peut donc nous apprendre ceci : c’est que toute vérité procède d’une conciliation entre l’affirmation excessive et la négation excessive ; c’est qu’en toute chose apparaissant comme un tout, il y a trois côtés à envisager. Par exemple le Grand Œuvre peut être purement matériel, purement spirituel ou encore intermédiaire et pour ainsi dire physiologique ou spagyrique... Nous savons que les fils d’Hermès ont poursuivi ces trois buts.
 
II. Deuxième proposition : Ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut est comme ce qui est en bas pour faire les miracles d’une seule chose
 
De même que la première proposition nous révèle le caractère triple de l’unité, de même cette deuxième proposition nous montre le sens profond de la dualité qui est une différenciation complémentaire et réciproque. Dès que l’on cesse de considérer l’Univers comme un tout, comme une unité, on est amené à distinguer des choses supérieures et des choses inférieures, mais liées entre elles par équilibre, par symétrie, comme l’image dans un miroir est liée à l’objet réel, comme le côté droit est lié au côté gauche. Des deux termes d’une dualité ne sauraient exister, chacun avec son caractère distinctif, sans l’existence nécessaire de l’autre, car ils ne peuvent être quelconques l’un par rapport à l’autre, mais au contraire opposés en tous points, ce qui crée une similitude telle que l’on peut par l’organisation du monde matériel connaître celle du monde spirituel. Ici nous trouvons formulée la clef la plus générale, la plus riche en applications de tout l’occultisme, la clef d’analogie. Ce qui est en bas, ce qui est à notre portée, est comme un reflet de ce qui est en haut, c’est-à-dire du monde hypersensible, ou encore : la partie est semblable au tout, parce que le même principe d’unité, la Monade, œuvre de même aux différents degrés de complexité et tend à faire un tout toujours plus grand de parties toujours plus complexes, en suivant toujours un plan semblable. Au point de vue chimique, la structure de l’atome est identique à celle du système solaire et les recherches clairvoyantes de la Chimie occulte sont venues confirmer directement cette hypothèse des physiciens : les atomes ultimes tournoient les uns autour des autres, avec des satellites plus ou moins nombreux, pour constituer des systèmes très complexes qui sont les atomes chimiques des corps dits simples. De même la cellule d’un organisme vivant réalise en elle-même toutes les fonctions vitales essentielles de l’organisme entier. De même encore le cycle des quatre saisons est analogue aux grands cycles cosmiques et aux grands kalpas du monde ou encore aux grands âges de la vie humaine. Ainsi nous trouvons dans la créature individuelle un abrégé, un schéma de l’Univers entier ; le même ordre, les mêmes lois, la même harmonie régissent le microcosme et le macrocosme. Des grands phénomènes sidéraux ont leur répercussion sur l’être vivant, ce qui est la base de l’astrologie. Des aruspices toscans qui cherchaient des présages aux grands événements dans les entrailles de leurs victimes partaient de cette grande idée de similitude entre l’individu et l’univers qui fait du monde un grand homme, l’Adam Kadmon des Kabbalistes. Il est tout à fait remarquable que cette similitude universelle s’observe par comparaison et que toute comparaison suppose la dualité. Cette proposition de la Table d’Émeraude est donc bien à sa place, venant en deuxième lieu.
 
III. Troisième proposition : Et comme toutes choses ont été et sont venues d’un, ainsi toutes choses sont nées de cette chose unique par adaptation. 
 
Il est intéressant de constater que, tandis que la première proposition de la Table d’Émeraude s’exprime en un ternaire, la troisième proposition, réciproquement, affirme l’unité. Elle nous précise en même temps la signification de l’unité passant au ternaire en nous apprenant que c’est pour elle le moyen de devenir un principe créateur. Dans le même sens, les mythologies nous enseignent que le Logos pour se manifester a dû revêtir une triple forme et réaliser en lui la Trinité. En effet, le Ternaire est le nombre de l’organisation et de l’activité puisqu’il distingue deux extrêmes et un intermédiaire ; il montre le moyen de passer de la source initiale au but terminal, de la même façon que le présent sert de transition entre le passé et l’avenir. C’est au moyen de l’intermédiaire (troisième terme) que le mouvement s’établit entre l’actif et le passif, que le courant circule entre le positif et le négatif. Le ternaire est la transition ou la connexion qui rend la dualité féconde ; c’est le nombre créateur, celui qui "plaît au Dieu", et la Table d’Émeraude nous dit explicitement comment le Ternaire-Unité devient créateur ; c’est par adaptation. L'adaptation consiste à faire concourir les forces antagonistes à un résultat commun en leur procurant un champ de rencontre et de lutte ; elle consiste à concilier la négation avec l’affirmation, la colonne J avec la colonne B, car, selon la parole de Jacob Boehme, "toute chose consiste en oui et non" (In Ja und Nein bestehen alle Dinge). L’adaptation réciproque des extrêmes par un intermédiaire commun, tel est le secret du Grand Œuvre hermétique. Hermès, d’ailleurs, présente un caractère nettement hermaphrodite, puisque la statue de Thôt porte le disque solaire uni au croissant lunaire, pour réaliser l’hiéroglyphe de Mercure, le Dieu mythologique ou l’agent astrologique de l'adaptation.
 
Si l’unité est susceptible de devenir ternaire, inversement le Ternaire est l’organisation de l’Unité ; admettre que toutes choses procèdent d’un ternaire, c’est-à-dire d’une adaptation, c’est reconnaître implicitement l’unité cosmique, et la philosophie moniste pourrait s’inspirer de cette proposition hermétique. Le transformisme de Darwin n’est qu’une adaptation, non seulement aux conditions du milieu physique mais à l’évolution occulte et aux fonctions qui en résultent. Le plus bel exemple de l’adaptation d’un élément unique à toutes choses est fourni par l’alchimie minérale ; on pourrait dire par la chimie, car maintenant les chimistes admettent, comme les fils d’Hermès, l’unité de la matière. Les recherches de la chimie occulte nous confirment que les bulles du Koïlon constituent la matière de tous les plans cosmiques et que, d’autre part, tous les corps chimiques que nous distinguons sur le plan physique sont constitués d’atomes ultimes identiques, mais diversement répartis. Ceci est l’adaptation dans l’organisation, mais la matière nous montre aussi une adaptation dans le temps qui correspondrait à l’activité de certaines spires dans l’atome physique ultime ou à l’apparition progressive de nouveaux corps. Bien que nos observations sur ce sujet soient trop peu étendues, nous savons par la spectrographie stellaire que les corps les plus lourds sont les derniers à apparaître dans les mondes en formation. C’est sans doute ainsi qu’il faut comprendre l’évolution minérale enseignée par les Alchimistes.
 
IV. I,a quatrième proposition de la Table d’Émeraude est nettement quaternaire : Le Soleil en est le père, la Lune en est la mère, le vent l’a porté dans son ventre, la terre est sa nourrice
 
Il est facile de reconnaître ici les quatre éléments. L,e Soleil, globe incandescent, est pris pour le feu, et la Lune, dont l’action sur l’élément liquide est bien connue, est prise pour l’Eau, le Vent pris pour l’Air. Il faut comprendre que toutes les choses nées de l’Unité par adaptation ternaire sont conditionnées et modelées dans le cadre quaternaire de la nature représenté par les Quatre Éléments. Il faut comprendre que les manifestations cycliques de la nature revêtent quatre modalités : quatre saisons, quatre parties du jour, quatre âges du monde, quatre états de la matière, quatre grandes fonctions physiologiques à prédominance successive et quatre tempéraments correspondants, etc. Quatre est le nombre du cycle ou de la phase vibratoire. Il représente les limites extrêmes du temps et de l’espace, de la Forme et de la Matière, de l’activité et de la plasticité, du Soufre et du Mercure, du Chaud et de l’Humide. Ce Quaternaire comprend ainsi les deux tendances extrêmes de chacun des deux concepts fondamentaux, d’une part : Chaud-Froid , de l'autre : Humide-Sec. Or les aspects positifs de chacun de ces deux concepts, le Chaud et l’Humide, sont les qualités fécondes par excellence, celles qui provoquent la Croissance et l’épanouissement dans les cycles de manifestation naturels, et c’est pour bien montrer la structure intime du quaternaire que la Table d’Émeraude remplace le feu par le Soleil et l’Eau par la Lune ; ainsi apparaît le jeu des qualités positive et négative de chacun des deux concepts, en même temps que la différenciation fondamentale de ceux-ci qui répond à la grande loi de sexualité. En effet, le Soleil et la Lune sont universellement reconnus comme symboles des principes mâle et femelle (avec l’exception bien connue de la langue allemande). Les Hermétistes les appellent Père et Mère, Roi et Reine, Feu et Eau, Soufre et Mercure. La Table d’Émeraude permet d’apercevoir les trois Principes alchimiques dans le quaternaire élémentaire par cette substitution du Soleil et de la Lune au Feu et à l’Eau. On lit dans le Prashnopanishad de l’Atharvà-Veda : "Le Soleil est la vie ; la Lune est la substance" ; il faut comprendre que les qualités essentielles de la différenciation sexuelle sont d’un côté l’activité, de l’autre la plasticité ; le mâle est chaud ; la femelle est humide ; ceci représente les forces créatrices ; les forces destructrices sont le Froid, anti mâle, et le Sec, anti femelle. La nature est rythmée par la succession cyclique de ces quatre qualités ou des éléments correspondants.
 
La richesse des analogies hermétiques est telle, que cette quatrième proposition de la Table d’Émeraude peut être prise pour ainsi dire à la lettre, sans cesser d’être vraie. Si l’on considère toutes les productions de là nature, il est certain que le Soleil est le père de l’énergie universelle, que cette énergie ne devient appréciable sous forme de chaleur qu’au contact de notre atmosphère, c’est-à-dire du Vent qui porte cette énergie dans son sein. La Terre puissante est plus ou moins directement la nourrice de tout ce qui vit. Quant à la Lune, mère, il est évident qu’il s’agit ici d’une influence astrologique féminine destinée à équilibrer celle du Soleil, laquelle agissant seule serait desséchante, brûlante, stérilisante. Les astrologues regardent le Soleil comme plutôt stérile, mais la Lune représente la plasticité qui permet à l’énergie solaire d’être féconde.
 
V. Cinquième proposition : Le père de tout, le Thélème est ici ; sa force est entière si elle est convertie en terre.
 
L’Arithmosophie nous apprend que le nombre 5 représente les propriétés objectives et matérielles de la nature. Pour constituer un mixte matériel, les quatre Éléments doivent s’assembler au moyen d’un cinquième terme que les Alchimistes ont appelé Spiritus, Semence ou Quintessence, (c’est-à-dire cinquième essence). Pour les Indiens, c’est l’Akasa ; pour les Platoniciens, c’est l’Aither. On retrouve partout cette idée." La matière réduite à quatre éléments ne constitue pas une réalité vraie et organisée : il faut une cinquième essence qui leur permette de s’agréger et de se former, de se lier et de s’unir, parce qu’elle a pour effet de contenir et d’envelopper, et c’est alors seulement que le corps peut être visible, c’est-à-dire avoir une couleur" (3). Dans la philosophie alexandrine et hermétique, c’est cette Quintessence qui est la source de toute énergie ; c’est elle qui se manifeste par le mouvement, l’étendue et la corporéité ; les Éléments ne sont, suivant l’expression de Severinus Danaüs, que l’apparition qu’elle revêt, l’endroit où elle opère, loca et matrices, permettant au mixte d’apparaître sur le plan physique. Abel Haatan a bien développé le rôle éminemment dynamique de la Quintessence selon les Alchimistes (4). Déjà Aristote considérait l’Aither comme l’élément le plus parfait, doué d’intelligence et exécutant volontairement autour du monde le mouvement le plus parfait, le mouvement circulaire, principe des révolutions célestes (5). La Table d’Émeraude l’appelle le Thélème. Cette Quintessence se manifeste par les éléments qu’elle anime ; c’est elle qui: crée la matière objective.
 
Nous trouvons dans la cinquième proposition l’énoncé fort clair de la théorie énergétique de la matière. La matière n’est qu’une forme particulière de l’énergie, forme où l’énergie est d’autant plus condensée que la matière est plus dense. Au temps des Alchimistes, cette affirmation avait quelque chose de prodigieux. Aujourd’hui la Physique en est arrivée à la théorie des électrons, et nous admettons que la matière est un formidable réservoir d’énergie intra-atomique. Des recherches de la Chimie Occulte confirment cette notion d'"énergétique" ; l’atome est un tourbillon dynamique, et s’il était possible de transformer cette énergie, on obtiendrait des effets foudroyants, dont les explosifs les plus puissants ne nous donnent qu’une idée très imparfaite. Keely avait acquis quelque célébrité par ses recherches d’utilisation de l’énergie intra-atomique et Gustave Le Bon a donné à ces recherches un regain d’actualité. On peut traduire ainsi la cinquième proposition de la Table d’Émeraude. C’est l’énergie universelle (le père de tout) qui constitue la matière de tous les plans (physique, astral, mental, etc.), mais cette énergie est d’autant plus condensée que la matière est plus épaisse (si elle est convertie en terre). Cette énergie, dans tout ce qui est objectif, constitue les éléments dont la vie est la synthèse. Or, les cinq propositions de la Table d’Émeraude nous ont montré la genèse métaphysique de la vie, par les principes d’individualité, de différenciation, d’adaptation, de cycle naturel.
 
VI. La sixième proposition va nous montrer le pourquoi de la vie, c’est-à-dire le but du Grand Œuvre : Tu sépareras la Terre du Feu, le Subtil de l’Épais, doucement et avec grande industrie
 
C’est indiquer clairement que le Grand Œuvre doit être une purification. Cette proposition est susceptible d’être interprétée à plusieurs points de vue. Au point de vue matériel ou chimique, le Grand Œuvre consiste à séparer le pur de l’impur, et la théorie alchimique nous montre l’épuration progressive des mixtes : les métaux, par exemple, évoluent du stade grossier du plomb au stade parfait de l’or, et l’adepte peut hâter cette évolution par son intervention. Notez que le Grand Œuvre s’effectuait à la chaleur douce d’une lampe à huile et que l’adepte ne devait ménager ni son temps ni son huile; c’était une épuration. "Apporte-moi les six lépreux que je les guérisse", dit Geber en parlant des six métaux imparfaits. Ce côté du Grand Œuvre minéral a été très développé et nous préférons nous attacher davantage à son sens allégorique, c’est-à-dire au point de vue physiologique ou mystique de la sixième proposition. Les Spagyristes nous ont précisé comment ils entendaient séparer le Subtil de l’Épais, c’est-à-dire tirer la Quintessence du mixte. Leur but était d’exalter les propriétés de la matière sur un très petit volume, de dynamiser celle-ci. Quand un chimiste prend un métal brut et qu’il le fait passer à l’état colloïdal, il sépare le subtil de l’épais et il extrait une quintessence, car ce métal colloïdal acquiert des propriétés physiologiques énergiques. Quand un homéopathe triture et divise à doses infinitésimales une substance pour la dynamiser, il réalise également ce sixième précepte d'Hermès : il diminue progressivement le substratum matériel et épais de la substance pour exalter ses propriétés énergétiques quintessentielles. Remarquons que cette dynamisation, pour être très efficace, demande une trituration ou un brassage prolongé, et nous comprendrons cette recommandation "doucement et avec grande industrie". C’est pourquoi les Hahnemanniens ne triturent jamais plus qu’au centième à chaque passage. Si maintenant nous considérons le point de vue mystique, il est bien évident que la séparation de la Terre et du Feu signifie qu’il faut détacher l’Ego du corps physique et du corps astral, de façon que chaque véhicule vive dans sa sphère propre, selon la hiérarchie voulue, sans connexions gênantes. Ceci est le Grand Œuvre par excellence, qui consiste à harmoniser la vie sur les différents plans d’existence, l’esprit devant s’affranchir de tout lien avec les sensations et les passions Ici encore il est indispensable de procéder doucement et avec grande industrie. Voilà, au point de vue mystique, une recommandation qui est la sagesse même, car l’homme ne peut pas opérer la séparation nécessaire en lui-même d’un seul coup et par un effort unique de volonté. Ce moine qui entre dans l’ascétisme sans un entraînement psychique préalable commet une erreur funeste, car on ne s’affranchit pas du jour au lendemain de la servitude aux véhicules inférieurs, et un effort dans ce sens qui n’est pas mûrement préparé appelle un terrible choc en retour.
 
Le principe essentiel du Grand Œuvre est bien à sa place en sixième lieu, puisque le nombre 6 est celui de l’harmonie providentielle ou Karmique entre le Ternaire de l’activité divine et le Ternaire de l’activité humaine, mais c’est aussi le nombre de l’épreuve nécessaire à toute purification, La sixième Sephirah, Tiphereth, est la figure de l’équilibre et de la beauté.
 
VII. — Septième proposition : Il monte de la terre au ciel et derechef il descend sur la terre et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures. 
 
I,e pronom Il désigne vraisemblablement ici le Tbélème, le Spiritus mundi, la vague de vie, et on peut interpréter cette proposition à la lumière des enseignements occultes. Nous savons, en effet, que les univers n’ont qu’une existence transitoire comprise entre des périodes de dissolution complète (pralayas). À ce moment, le souffle du Logos qui anime et soutient tous les Tattwas se retire en aspir et toute matière s’évanouit comme un nuage au soleil ; puis le pralaya passe, l’expir reprend et la création recommence. Ceci nous permet de concevoir comment le Thélème, cette respiration divine, ce spiritus sanctus monte de la terre au ciel et redescend. Nous pouvons aussi comprendre que la matière, phénomène dynamique, parcourt successivement tous les degrés de densité depuis les plus subtils jusqu’aux plus compacts et inversement, par une sorte de matérialisation et de dématérialisation progressives. Le Radium nous donne un exemple de cette subtilisation par sa transformation en hélium. Inversement, la spectrographie stellaire nous montre l’apparition successive d’éléments progressivement plus lourds sur les soleils qui se refroidissent. La transmutation idéale du Grand Œuvre minéral se faisait ainsi par dématérialisation et rematérialisation, d’où la célèbre formule : Solve, coagula.
 
Il s’agit ici de l’évolution non plus cyclique et permanente, mais spirale et évolutive, qui est symbolisée par le nombre 7. La septième proposition de la table d’Émeraude s’applique aussi et surtout à l’évolution de l'Ego dans le cours de ses réincarnations ; le ciel représente la sphère des jivatmas désincarnés par opposition à la terre, lieu d’incarnation où nous vivons. On peut trouver dans cette proposition l’énoncé de la célèbre loi de réincarnation qui était conservée comme un secret initiatique dans les temples de l’antiquité et que l’Église, au temps des Alchimistes, n’aurait pas tolérée, elle qui enseignait l’existence unique et la sanction définitive. A ce dernier point de vue se comprend mieux la seconde partie de la proposition : et il reçoit la force des choses supérieures et inférieures. L’évolution, en effet, a pour but de tirer de l’alternance de la vie incarnée et de la vie purement spirituelle un double perfectionnement de la conscience : conscience spirituelle dans le plan physique et conscience individuelle mieux affirmée dans le plan spirituel.
 
VIII. D’ailleurs la huitième proposition explique le résultat de cette évolution : Tu auras par ce moyen toute la gloire du monde et toute obscurité s’éloignera de toi.
 
Il s’agit ici de l’acquisition de l’état béatifique, c’est-à-dire de la libération karmique représentée par le nombre octonaire. Il nous paraît difficile d’expliquer ces paroles autrement qu’au point de vue du Grand Œuvre mystique. Ici, la gloire correspond à Hod, la huitième Sephirah. Dans le symbolisme des diverses initiations, l’octonaire paraît lié à l’idée de sainteté et de béatitude (huit sentiers sur le "noble chemin" dans l’enseignement de Cakya-Muni, huit béatitudes dans le sermon de Jésus sur la Montagne, le huitième jour de la circoncision, les huit ornements sacerdotaux chez les Juifs, la forme octogonale des fonts baptismaux chez les chrétiens, les huit instruments du culte chez les Mazdéens, etc.).
 
IX. La même clef numérique nous montre les rapports de la solidarité cosmique exprimée par le nombre 9 et la neuvième proposition : C’est la force forte de toute force, car elle vaincra toute chose subtile et pénétrera toute chose solide.
 
Nous avons eu l’occasion d’étudier (6), à propos du nombre 9, cette solidarité cosmique et nous avons trouvé que l’agent en était le grand fluide universel, le Koïlon, dans lequel sont soufflées les bulles qui constituent la matière sur tous les plans. Ce milieu cosmique répond à Mùlaprakriti des Indiens ; il est représenté par le Serpent Ouroboros qui entoure le monde ; c’est en lui que se crée toute matière, en lui que s’établissent les tattwas de tous les plans cosmiques. C’est aussi par lui qu’ils sont solidaires, les vibrations de l’un se transmettant à l’autre par son intermédiaire. Le Koïlon n’est pas le Thélème, c’est-à-dire l’énergie universelle, mais c’est le champ de cette énergie, sans lequel elle ne pourrait avoir une existence réelle ; c’est le milieu sur lequel elle opère pour former les atomes ; le Koïlon est pour le Thélème comme le conducteur pour le courant électrique : une dualité indivisible les conditionne réciproquement. Voilà sans doute pourquoi la Table d’Émeraude ne distingue pas le Koïlon par un terme spécial, mais semble continuer à parler du Thélème. Il est possible, d’ailleurs, que l’auteur ait confondu ces deux termes inséparables car le Koïlon n’est pas une force, mais plutôt une résistance. C’est en lui que s’évanouiront lors du pralaya les bulles et les tourbillons qui constituent la matière et il ne restera plus que cet aspect négatif du grand Tout : le Serpent replié sur lui-même, se sera dévoré complètement. On comprend ainsi comment il vaincra toute chose subtile et pénétrera toute chose solide, car il est le fondement (comme Yesod, la neuvième Sephirah), le champ dans lequel le Logos exerce pour un temps son activité en créant les univers transitoires, le véhicule de sa puissance suprême sous ses différents aspects, la force forte de toute force. Tel est le sens allégorique de cette neuvième proposition. Au point de vue mystique, cette solidarité cosmique se réalise dans l’acte messianique de la rédemption volontaire par le suprême sacrifice du boddhisattwa, puissance incomparable destinée à vaincre tous les obstacles pour établir la communion définitive de tous les êtres dans le même Logos.
 
X. La dixième proposition est comme le résumé des neuf premières. Ainsi le monde a été créé. 
 
Nous leur avons donc demandé à juste titre la genèse métaphysique du Cosmos. C’est dans le Dénaire que l’unité est réformée synthétiquement et, de point de départ dynamique qu’elle était, devient point d’aboutissement statique. Le nombre 10 symbolise l’univers dans la plénitude de son individualité et de ses possibilités réalisées par Malcuth, la dixième Sephirah. "Dix est le nombre universel", disent Cornélius Agrippa et Eckhartshausen. Avec lui le cycle de dispersion et de réintégration est accompli, mais c’est le cycle absolu qui retombe dans un état purement statique. Or le cycle du Grand Œuvre qui n’est pas absolu est représenté par le Duodénaire ; c’est pourquoi nous trouvons encore deux propositions, d’ailleurs très accessoires.
 
XI. La onzième proposition dit : De ceci seront et sortiront d’innombrables adaptations desquelles le moyen est ici
 
Le nombre 11 représente l’effort de l’individualité dans le Cosmos qui la contient. Cette proposition a trait aux efforts du disciple d’Hermès pour réaliser le Grand Œuvre et nous voyons que le Grand Œuvre n’est autre chose qu’une adaptation ou plutôt une série d’adaptations innombrables, puisque tout évolue selon les mêmes lois et que toute entreprise doit se confirmer à ces lois...
 
XII. La douzième proposition précise encore cette explication : C’est pourquoi j’ai été appelé Hermès Trismégiste ayant les trois parties de la philosophie du monde. 
 
Il fait entendre que le Grand Œuvre doit être poursuivi non seulement dans la nature matérielle (Grand Œuvre minéral et évolution des corps), non seulement dans la vie (Grand Œuvre physiologique, thérapeutique, médecine universelle, Palingénésie, etc.), mais encore dans la nature spirituelle (Grand Œuvre mystique). Il n’y a guère de texte expliquant aussi clairement le sens véritablement mystique de l’Alchimie dont l’allégorie minérale n’est qu’une transcription approchée, plus ou moins exacte par elle-même. Remarquons qu’ici la Trinité est rappelée comme dans la première proposition : ceci correspond au nombre 12 (1 + 2 = 3).
 
Reste maintenant une espèce de corollaire qui peut être rattaché à la douzième proposition par son style personnel, mais qui paraît assez obscure, à première vue. Ce que j’ai dit de l'opération du Soleil est accompli et parachevé. Quand on considère que le Grand Œuvre doit être accompli en douze phases et que le Soleil parcourt douze signes dans son cycle, on ne peut s’empêcher de songer au mythe solaire. Telle a été, d’ailleurs, la pensée de certains Alchimistes. "La vertu de toutes choses, dit le Cosmopolite, est inhérente au Soleil et son mouvement règle celui des saisons et des choses qui sont sous la classe des saisons" (7). Il est évident que le Soleil, père des adaptations, comme le proclame la quatrième proposition, nous offre une clef précieuse dont on a tiré beaucoup de lumières en ce qui concerne les mythes religieux, mais à laquelle le Grand Œuvre pourrait aussi être rapporté. Il est toujours un peu hasardé d’essayer des rapprochements zodiacaux depuis qu’on a tant abusé du mythe solaire. Cependant, le Bélier, premier signe, répond assez bien par sou caractère affirmatif à la première proposition de la Table d’Émeraude ; les Géniaux, par leur signification d’aptitude, à la troisième proposition en rapports avec l’adaptation ; le Lion, cinquième signe, symbolise assez bien la force du Thélème ; la Vierge, sixième signe dont le caractère astrologique est l’ingéniosité, peut illustrer la sixième proposition. La Balance, septième signe, représente l’équilibre entre l’ascension et la descente, exprimé par la septième proposition. Le Sagittaire est un signe de Victoire, qui correspond bien à la neuvième proposition : "elle vaincra toute chose subtile". Le Capricorne, dixième signe a été rattaché à la création, puisque les Indiens font de la constellation Makara la porte du ciel, c’est le signe de Noël. Le Verseau est un signe d’initiation qui peut correspondre à la onzième proposition : "De ceci seront et sortiront d’innombrables adaptations", etc. 
 
On voit par ces quelques aperçus les lumières qu’on peut tirer de la clef numérique pour l’interprétation de la Table d’Émeraude. Un examen plus approfondi montrerait les significations extrêmement riches et audacieuses cachées sous l’allégorie d’Hermès et on comprend quelle a pu être la vogue de ce document aux origines si secrètes.
 
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Notes
  1. Jamblique, De mysteriis aegyptorum, VIII-1.
  2. Berthelot, Les origines de l'Alchimie, Paris, p. 212.
  3. Chaignet, Pythagore et la philosophie pythagoricienne, Paris, 1873, t. II, p. 120.
  4. Haatan, Contribution à l’étude de l’Alchimie, Paris,. 1905, p. 115 et suivantes.
  5. A. Franck, Dictionnaire philosophique, Paris, 1885, Art. : Nature.
  6. Le Symbolisme des Nombres. Essai d’arithmosophie
  7. Le Cosmopolite. Lettre philosophique, trad. A. Duval. Paris, 1671.

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