Parmi les initiés d'autrefois, l'un des plus grands fut certainement Virgile, dont l'œuvre principale, l'Énéide, loin d'être seulement une épopée "savante", constituait pour Rome le poème gnostique et opératif par excellence. L'astrosophie, comme il est naturel, y joue un rôle déterminant, et il s'avère indispensable d'envisager l'œuvre dans cette perspective pour approfondir le contenu de son message. Nous nous proposons de donner ici quelques indications sur le symbolisme zodiacal que nous offre ce poème, symbolisme qui fait partie de la "doctrine secrète" enfermée par ce maître de sagesse dans son Énéide.
Article paru dans les numéros 45/46 et 47 de la revue "L'astrologue"
L'héliomorphose du Héros
L’Antiquité se passionnait pour l'astrologie, reconnue par elle comme une discipline à la fois scientifique et initiatique (1). Par-delà l'usage vulgaire et superstitieux que pouvaient en faire les masses, les esprits inquiets, et bon nombre de "Chaldéens", les philosophes y trouvaient un support à leurs réflexions sur l'être et le devenir, la cultivant comme astrosophie. Parmi ces initiés d'autrefois, l'un des plus grands fut certainement Virgile, dont l'œuvre principale, l'Énéide, loin d'être seulement une épopée "savante", constituait pour Rome le poème gnostique et opératif par excellence (2). L'astrosophie, comme il est naturel, y joue un rôle déterminant, et il s'avère indispensable d'envisager l'œuvre dans cette perspective pour approfondir le contenu de son message. Nous nous proposons donc, dans cette brève étude, de donner quelques indications sur le symbolisme zodiacal que nous offre ce poème, symbolisme qui fait partie de la "doctrine secrète" enfermée par ce maître de sagesse dans son Énéide. Sujet difficile, certes, mais combien intéressant!
L’Antiquité se passionnait pour l'astrologie, reconnue par elle comme une discipline à la fois scientifique et initiatique (1). Par-delà l'usage vulgaire et superstitieux que pouvaient en faire les masses, les esprits inquiets, et bon nombre de "Chaldéens", les philosophes y trouvaient un support à leurs réflexions sur l'être et le devenir, la cultivant comme astrosophie. Parmi ces initiés d'autrefois, l'un des plus grands fut certainement Virgile, dont l'œuvre principale, l'Énéide, loin d'être seulement une épopée "savante", constituait pour Rome le poème gnostique et opératif par excellence (2). L'astrosophie, comme il est naturel, y joue un rôle déterminant, et il s'avère indispensable d'envisager l'œuvre dans cette perspective pour approfondir le contenu de son message. Nous nous proposons donc, dans cette brève étude, de donner quelques indications sur le symbolisme zodiacal que nous offre ce poème, symbolisme qui fait partie de la "doctrine secrète" enfermée par ce maître de sagesse dans son Énéide. Sujet difficile, certes, mais combien intéressant!
"Énée, Anchise et Ascagne", décor de poterie.
Musée du Louvre - Photographie de Maria Daniels sur Perseus |
Mais est-il suffisant, pour s'affranchir totalement et définitivement de ce cycle, de l'avoir parcouru dans un seul sens? Non, répond l'enseignement traditionnel : il ne peut y avoir "rupture du zodiaque" qu'en procédant au moins à un double parcours, le second étant l'inverse du premier (4). C'est ainsi, et seulement ainsi, que seront réalisées et dépassées toutes les virtualités du cycle en question : application particulière d'une loi générale. Or, à propos de l'Énéide, nous remarquons que deux clés de lecture zodiacale sont conjointes, l'une fondée sur la "Petite Année", l'autre sur la "Grande Année".
À la première, année tropique moyenne de 365 jours un quart, correspond la suite ordinaire des signes zodiacaux : Bélier, Taureau, Gémeaux, etc., jusqu'aux Poissons. Quant à la "Grande Année", dans son ampleur totale, c'est un cycle de 25 920 ans, déterminé par ce qu'on appelle la précession des équinoxes. Le temps compris entre deux points vernaux successifs (le point vernal, pris comme début de l'année, se définit par l'endroit du ciel où se lève le soleil à l'équinoxe de printemps) étant plus court que celui compris entre deux positions identiques de la terre par rapport au soleil, le point vernal, d'année en année, "glisse" sur le zodiaque en le remontant. Chaque constellation zodiacale est ainsi parcourue en 2 160 ans environ (2 160 x 12 = 25 920), et, le cycle précessionnel achevé, la terre retrouve sa position initiale relativement au soleil et aux constellations (5). L'ordre de parcours des signes stellaires est par conséquent inverse de celui des signes solaires de la "Petite Année" : Gémeaux, Taureau, Bélier, Poissons, Verseau, etc.
Nous disposons donc de deux systèmes complémentaires de référence, permettant une double répartition des symboles zodiacaux dans le poème. Peu importe, pour notre propos, la différence de durée entre mois ordinaires et mois cosmiques ; ce qui compte ici, c'est le symbolisme fondamental inhérent à chaque signe, ainsi que l'ordre dans lequel les aborde le héros. Outre ce que nous avons dit sur la nécessité de parcourir le cycle dans les deux sens, nous pouvons ajouter d'ores et déjà que, dans le cadre de l'Énéide, la suite ordinaire des signes (sens Bélier à Poissons) concerne plus particulièrement l'évolution et l'activité d'Énée, tandis que la suite inverse (sens Poissons à Bélier) met l'accent sur la création d'une grande civilisation, faite pour dominer et pour durer.
Naturellement, puisque le poème n'a que douze livres, les deux ordres de succession apparaissent simultanés, chaque livre devant s'interpréter selon deux signes complémentaires, sauf les sixième et douzième où "se croisent" les deux séries. En effet, originalité supplémentaire de cette épopée initiatique, Virgile, pour des raisons que nous examinerons bientôt, n'a pas fait coïncider l'ordre des douze livres avec les suites Bélier à Poissons et Poissons à Bélier : le Bélier est le signe du livre VI, et la Balance celui du livre XII. Donc, la succession des signes zodiacaux dans le sens de l'année tropique est :
et la succession des signes stellaires dans le sens de l'année cosmique donne la série complémentaire :
Le livre I doit donc s'expliquer en fonction du Scorpion et de la Vierge , le livre II en fonction du Sagittaire et du Lion, le livre III en fonction du Capricorne et du Cancer, etc. D'où la richesse du symbolisme et la complexité de l'exégèse. Cette répartition des signes, soulignons-le dès à présent, met en lumière l'importance capitale du livre VI (qui a pour seul signe le Bélier) et du livre XII (qui a pour seul signe la Balance ) : l'un correspondant à la puissance du Feu artiste, l'autre à l'intégration des opposés dans une création supérieure.
Lorsqu'on arrive, avec Énée, à la fin de cette épopée, les deux zodiaques inverses ont été simultanément parcourus. Le héros, par conséquent, a réellement épuisé, dans les deux sens, toutes les potentialités cycliques de cet ordre, ce qui lui permet - en dépit de la "chute" abrupte du poème - de sortir du zodiaque maîtrisé et de s'assimiler au Soleil, qui est l'Âme du monde. Un être divin s'est ainsi accompli lui-même (symbolisme de la "Petite Année"), et une civilisation exceptionnelle a été fondée (symbolisme de la "Grande Année").
Nous allons maintenant examiner dans l'ordre chaque livre de l'Énéide, de manière à en dégager le symbolisme zodiacal. Pour la clarté de l'exposé, nous étudierons d'abord les douze livres en fonction des seuls signes solaires ; puis, dans un deuxième temps, nous reprendrons cette étude en fonction des signes stellaires. Nous pourrons alors récapituler les résultats obtenus, en insistant sur "l'héliomorphose" du héros et la création d'une "race artificielle supérieure".
Livre I : Scorpion
Le premier livre de l'Énéide est donc gouverné par le Scorpion, signe d'eau, et surtout de métamorphose. Le fait même que le poème ne débute pas par le signe du Bélier révèle immédiatement le caractère singulier, unique, du processus qui va être décrit ; processus qui s'annonce comme étant à la fois conforme à la Loi cosmique et destiné à affranchir le héros et son œuvre de la répétition cyclique.
Remarquons d'abord que, selon la doctrine géo-astrologique romaine, telle qu'on la trouve dans les Astronomiques de Manilius, le Scorpion est le signe de Carthage, tandis que la Balance est celui de l'Italie et de Rome (Astron. 4, 778 sq. et 769-775). L'écart maximal ménagé dans l'Énéide entre ces deux signes, l'un au livre I, l'autre au livre XII, a pour but d'indiquer l'abîme qui sépare une communauté ordinaire - violente, mal équilibrée, sans accès réel au plan spirituel (cf. le Scorpion non évolué) - d'une communauté supérieure, parfaitement équilibrée, capable de synthèse et de création, et fondée sur les valeurs éternelles.
Au sein de l'ensemble zodiacal, le Scorpion est essentiellement un signe de crise, de souffrance et de transformation ; Marcelle Sénard parle à son propos de l'histolyse subie par la chenille, de l'histoire d'Osiris, et du Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol (6). Il se caractérise par une mutation de la conscience, la rupture avec un ordre de choses ancien, le dépouillement de la vie passée, la dissolution intérieure ; il détermine un retour au monde primordial, aux sources de l'énergie universelle (cf. le symbole du serpent, associé à ce signe), et une sorte de retrait du temps qui peut provoquer soit une renaissance, soit une chute. En effet, selon la loi générale, la métamorphose peut avoir deux issues : ou bien l'entité est fécondée par la Vie divine, émerge à la Lumière , et renaît au monde suprasensible ou surnaturel (devenant ainsi aigle ou phénix), ou bien sa personnalité, désagrégée en "un amas d'énergies incoordonnées", se détruit elle-même. Le type de la transformation réussie, c'est Énée ; celui de l'échec, c'est Didon.
"Le Scorpion hésite et doute. Dieu l'appelle et le Diable le tente. () S'il est "prêt", il peut en un clin d'œil saisir l'appel de la Grâce et devenir l'Osiris "victorieux". Mais si, reculant devant l'épreuve, il se retranche en l'égocentrisme, il risque de rouler dans l'abîme ..." (Zod., p. 281). Voici d'une part Énée, hésitant entre la Vénus céleste (sa mère) et la Vénus terrestre (Didon), puis succombant apparemment à la tentation, mais enfin saisi par la Grâce (que figurera Mercure) et libéré. Voici d'autre part la Phénicienne , hésitant entre son devoir et son amour, puis engloutie dans sa passion et acculée au suicide. On voit donc toute l'importance de ce signe au seuil de l'Énéide ; le problème capital est celui de la métamorphose du héros : réussira-t-elle ou non? Cette importance, d'ailleurs, se mesure au fait que la phase proprement "scorpionique" de l'évolution d'Énée va se poursuivre jusqu'à la fin du livre IV, qui évoque l'illumination et la libération du fils de Vénus, avec des prolongements dans le livre V (apparition du serpent bénéfique) et le livre VI (affrontement des profondeurs plutoniennes).
Précisons quelque peu. Le livre I est pour Énée, extérieurement et intérieurement, le moment des tempêtes (le Scorpion est signe d'eau). Il perçoit la gravité des événements, pressent l'imminence de la crise, voit obscurément la nécessité d'un passage par-delà, et l'angoisse le saisit. Un choix va bientôt s'imposer à lui : ou rester fidèle à son Ange personnel, la Vénus ouranienne, Beauté divine et Agapé, ou se laisser charmer par cette Vénus - Astarté de type tellurique qu'est Didon. Virgile, cependant, nous fait deviner la réussite future du héros en nous le montrant, l'espace d'un instant, transfiguré par la Grâce céleste (c'est le thème de l'Androgyne glorieux : En. 1, 588-593).
Les livres II et III, occupés par le récit des aventures d'Énée - et chronologiquement antérieurs au livre I -, marquent une sorte d'arrêt, de stase, d'état intermédiaire. Immobile, comme hors du temps, le héros médite sur les arcanes de son destin, et ceci correspond à cet "ensevelissement scorpionique" et à ce "jugement d'outre-tombe" qui, du passé transformé, font surgir le futur. Au livre IV, après une période "d'oubli de soi" durant laquelle, tel Osiris, Énée paraît "s'être laissé enfermer dans le coffre maléfique" que représente ici l'amour de Didon, il est sauvé par l'action de Vénus-Isis et surtout de Mercure-Thot : utilisant son "épée de foudre", il s'affranchit définitivement de l'univers didonien. Il correspond alors au type supérieur du Scorpion qui, traversant victorieusement l'épreuve, s'ouvre au courant intuitif (Vénus, Mercure), se détache du plan matériel et sensible, se libère du dragon intérieur et devient le phénix solaire.
"La Mort de Didon", le Guerchin (Giovanni Francesco Barbieri, dit le Guerchin, 1591-1666) Galerie Spada, Rome |
Et Didon? Virgile nous la dépeint "dévorée par son propre désordre" ; victime d'une sexualité déchaînée et d'un égocentrisme exacerbé, elle figure le Scorpion malheureux et maléfique. Le caractère chaotique, volcanique, de son énergie ne peut l'entraîner qu'à sa perte, et le livre IV de l'Énéide nous montre la chute inéluctable de cette âme torturée, de cet ange rebelle précipité dans l'abîme. C'est "le type Scorpion exclusivement destructeur" qui se révèle alors en elle, "celui qui se donne la mort par sa propre piqûre, qui se détruit par son venin, par son péché contre l'ordre" (Zod., p. 273). Prétendant sacrifier à Jupiter Stygien (En. 4, 638 ; cf. Pluton), la Phénicienne en effet se suicide, désespérée.
Livre II : Sagittaire
Les livres II et III contiennent le récit des aventures d'Énée depuis la chute de Troie jusqu'à l'arrivée à Carthage. Mais leur décalage chronologique par rapport au livre I n'influe pas sur la suite zodiacale pour la raison que nous avons donnée plus haut : ils représentent, dans l'évolution d'Énée, un "état intermédiaire" de prise de conscience et de réflexion. Les événements y sont récapitulés dans une perspective d'approfondissement et de dépouillement à la fois, relevant de ce que Raymond Abellio appelle la "seconde mémoire". Ces deux livres prennent donc place tout naturellement dans la succession zodiacale après le Scorpion, en étroite association avec ce signe de métamorphose.
Le thème du livre II est la relation de la dernière nuit de Troie, et des circonstances dans lesquelles Énée, investi d'une mission sacrée, a quitté sa patrie défunte. C'est un signe de feu et de mouvement qui caractérise cette partie de l'Énéide, le Sagittaire. Aussi, cette méditation sur un passé que transforme son rappel même a-t-elle pour dominantes la maîtrise du feu et la nécessité du passage d'un plan à un autre.
Plongé malgré lui dans un tourbillon de flammes, le héros doit d'abord échapper à toutes les modalités destructrices du feu, au monde qui brûle comme aux brûlures de son âme. Mais ni les dragons aux yeux flamboyants venus de la mer pour châtier l'élite troyenne dégénérée (En. 2, 209 sq.), ni l'immense incendie qui ravage toute la ville en une seule nuit (310 sq.), ni même le feu dévorant de ses propres passions - violence, colère, fureur de tuer (cf. 586 sq.) - ne peuvent mettre réellement Énée en péril, car il représente le "petit reste" destiné à recréer un centre spirituel. Ainsi préservé de tant de dangers, il saura répondre positivement aux sollicitations du Feu divin qui, pour remplacer ce qui est détruit, veut s'incarner en lui. Illuminé par la lumière mystique de Vénus, qui le guidera dorénavant par l'intermédiaire de la planète Lucifer (590 sq. et 801), il devient le dépositaire de Vesta, feu éternel, puissance à la fois vitale et spirituelle qui anime l'univers (cf. 296-7). En outre, il voit la chevelure de son fils embrasée d'un feu royal qui environne entièrement sa tête (681 sq.), tandis qu'une étoile filante passe au-dessus de sa demeure, répandant une insigne clarté ainsi qu'une "fumée de soufre" (692 sq.) Ces modalités bénéfiques, créatrices, d'un élément par ailleurs manifesté sous ses aspects sinistres et destructeurs, font comprendre la nécessité du choix, de la volonté lucide, de l'alliance avec les dieux. En fait, il s'agit pour Énée d'allumer dans son cœur un feu nouveau, inextinguible et divin, "feu artiste" s'irradiant en "lumière de gloire".
"Vénus et Énée", Corrado Giaquinto (1703-1766) Château de Schleissheim - Munich |
Réfléchissant maintenant sur ces événements avec un recul suffisant, il peut reconnaître la nature exacte de "l'énergie du Sagittaire" : maîtrise de soi, amour de l'ordre, discipline créatrice, et, cela va sans dire, "feu sacré". Il comprend clairement le sens de son "passage" et de son itinéraire ; il prend pleine conscience de la hiérarchie des valeurs, des rapports entre les niveaux ontologiques, ainsi qu'en témoigne son jugement sans appel sur Troie, qualifiée de "barbare" (v. 504).
Livre III : Capricorne
Le livre III, qui est gouverné par le Capricorne, signe de terre et domicile de Saturne, est lui aussi consacré à la méditation d'Énée sur ses épreuves passées. Il raconte les tentatives infructueuses de fonder une nouvelle Troie, les difficultés rencontrées à déchiffrer la volonté d'Apollon, la découverte plutôt décevante de l'Italie méridionale et de la Sicile , et enfin la mort d'Anchise. Ce rappel de tant d'années d'errance permet alors au héros de mieux saisir la signification des choses, les intentions divines, ainsi que les applications particulières de la Loi cosmique. Le Capricorne - qui, avec le Cancer, représente "l'énergie conservatrice de la Vie dans la mort et préparatrice d'une vie nouvelle" (Zod., p. 387) - est lié à la pratique de l'ascèse et à la quête de l'origine.
L'enseignement de ce livre, en effet, est que l'homme est sauvé par son propre effort, par son dépouillement de toute opacité psychique, de tout "ordre établi", par sa totale réceptivité à l'action de l'Essence, et par sa capacité d'incarner l'Esprit sans le trahir. Ce qui est exigé ici d'Énée, c'est un sacrifice complet de lui-même à la volonté divine - figurée par celle d'Apollon -, en vue de la pleine manifestation de celle-ci sur terre comme de la glorification finale du héros.
Quant à la quête de l'origine, elle s'avère double (cf. En. 3, 96, 104 sq., 163 sq., etc.) : Énée doit découvrir la patrie primordiale, la Terre-mère , la Montagne sainte, et, simultanément, il doit retrouver son Je véritable, son Père transcendant, la cime de son être. "Je recherche l'Italie, dit-il, ma patrie, et, à la source de ma race, le souverain Jupiter" (En. I, 380). Il faut préciser que, selon une légende italienne, un ancêtre d'Énée nommé Dardanus, fils de Jupiter et de l'Atlantide Electra, était parti d'Italie centrale pour fonder la civilisation troyenne : ce qui fait que, tout en revenant au berceau de sa race, Énée, figurativement, recherche la Terre originelle et "remonte" vers l'Ancêtre suprême, Jupiter.
C'est ainsi que se prépare la "vie nouvelle", dans l'effort, la souffrance, le désir, et la solitude.
Très important aussi est le symbolisme de Saturne pour l'interprétation de ce livre. Comme le dit remarquablement Marcelle Sénard (Zod., p. 386 ; cf. p. 383) : "Saturne est le lien entre le Principe immortel, l'Essence, l'Esprit, et son Principe mortel, la Substance , la Matière , ainsi que le principe de leur conversion réciproque". Une telle puissance se manifeste donc par un double courant : d'une part, une action saturnienne involutive qui, par condensation de l'Esprit, engendre l'univers matériel ; d'autre part, une action saturnienne évolutive qui, par concentration de la Conscience , libère du monde matériel. D'un côté, le désir de matérialisation, d'incarnation, d'implantation ; de l'autre, la volonté de détachement, de renoncement, d'illumination. Ces deux courants ne peuvent agir d'une manière cohérente et efficace que s'ils sont reliés par une dialectique permanente, de façon que Saturne le condensateur et Saturne le libérateur ne constituent qu'un seul et même Saturne, l'artifex véritable (cf. le dieu Janus). C'est précisément ce qu'indique le livre III de l'Énéide : car s'y développent simultanément - ou plutôt dialectiquement - la volonté d'évoluer vers le Principe suprême et le désir de matérialiser ce Principe. On reconnaît chez Énée une volonté croissante de s'ouvrir à la plénitude de la connaissance, de s'élever vers la Lumière , de s'identifier aux Énergies divines, de rejoindre au plus vite la sphère céleste et Jupiter, son vrai père ; mais on constate en même temps chez lui la recherche passionnée d'une terre nouvelle, le désir d'un établissement durable, d'une incarnation aussi parfaite que possible de l'Esprit dans une communauté humaine. La conscience du héros va ainsi se transformant, tandis qu'un nouvel univers, à travers lui, va prendre forme. C'est bien cela l'énergie capricornienne.
Signalons enfin qu'à ce signe est liée la "porte des dieux", correspondant au solstice d'hiver, porte de sortie définitive du monde (fin des réincarnations), ou d'entrée des dieux dans le monde (les avatars). Tout en rappelant la "nativité" quasi miraculeuse d'Ascagne vers la fin du livre précédent - ce qui assimile le fils d'Énée, ainsi "rené", aux incarnations divines -, nous devons mentionner ici la mort d'Anchise, qui est une sortie définitive de ce monde, et qui clôt le livre III. Quant à Énée lui-même, il peut d'ores et déjà être considéré comme l'incarnation de la lumière victorieuse d'Apollon se frayant un chemin à travers l'obscurité terrestre.
Livre IV : Verseau
Livre complexe et décisif que ce livre IV sur lequel règne le Verseau, signe d'air, et également domicile de Saturne. C'est au terme de cette partie de l'Énéide que doit apparaître "l'homme parfait et sublimé, sauvé ou renaissant de l'abîme", détenteur de la Vie véritable et "père de la race nouvelle" (Zod., p. 403). Mais le début du livre a une tout autre tonalité : il nous montre Énée fasciné par Didon, sacrifiant à Vénus-Astarté, et passant justement par cet abîme que constituent "l'oubli de soi" et de son destin (En. 4, 267), la tentation de la puissance immédiate, le désir du repos et de la facilité. Ce début nous rappelle certains traits particuliers du Verseau : sur le plan géo-astrologique, en effet, l'Aquarius était lié à Tyr, à la Phénicie (Astron. 4, 797-9), et, par ailleurs, la divinité associée à ce signe n'est autre que Junon (ibid. 2, 446), cette Junon responsable du pseudo-mariage catastrophique du Troyen et de la Phénicienne (En. 4, 166). Ce sont là, dans ce contexte, des aspects maléfiques du Verseau. On peut penser aussi à un déséquilibre provisoire des deux courants saturniens dont nous venons de parler : c'est ici le courant de condensation-matérialisation qui, pour un temps, sans contrepartie suffisante, entraîne le héros vers une installation terrestre aussi prématurée que nocive.
Cependant le Verseau, qui est essentiellement le signe de la naissance de l'homme véritable, correspond au parcours de la voie "mystique" : après le passage par l'abîme, les plus hautes potentialités se réveillent et s'actualisent, l'âme rompt ses attaches avec ce monde, et son union au Principe devient possible. Pour Énée, précisément, "la tâche consiste à devenir maître des énergies de son "monde inférieur" et à développer sa conscience sur le plan de l'Invisible" (Zod., p. 280). Il va être aidé dans cette entreprise par Mercure, le dieu de l'éveil et de la lumière salvatrice (cf. En. 4, 244), le Verbe descendu de la sphère céleste pour l'arracher à la gravitation didonienne, c'est-à-dire à la mort. Deux manifestations du dieu seront nécessaires pour libérer définitivement le héros des pièges quasi magiques de ce "monde inférieur" des sens et de la psyché (259 sq. et 554 sq.).
Énée reprend donc conscience du second courant saturnien qui s'était estompé dans sa mémoire, et il multiplie désormais ses efforts pour se détacher de Didon en même temps que d'une partie de lui-même. Les images de rupture, d'isolement, de départ, ainsi que le thème de la montagne (441 sq.), indiquent le renouvellement de l'ascèse, plus déterminée que jamais. L'urgence et le caractère radical de ce changement ont d'ailleurs été résumés par Jupiter en un mot clef : Naviget!, "Qu'il reprenne la mer!"(237), ce qui signifie l'abandon du moi, le "passage mystique", l'ouverture à l'influx de l'Essence - énergie formatrice tout ceci en parfait accord avec la symbolique du Verseau (cf. Zod., p. 399 sq.). Éminemment complexe, en effet, ce signe est associé à l'eau aussi bien qu'à l'air ; mais ici, il est en outre lié à l'éther, cet air - ou ce feu - subtil qui représente le plan divin (voir En. 4, 446 et 574 ; Zod., p. 426). Pour sauver Énée, l'éther se fait tout proche : lumière, énergie rayonnante, parole céleste, il descend vers le Troyen, l'enveloppe, le pénètre, et le transfigure enfin en un être réellement théandrique (cf. En. 4,440 et 574 sq.).
"Mercure apparaît à Énée" Giambattista Tiepolo, 1757 |
Ainsi, tandis que Didon se prépare au suicide, Énée échappe pour toujours à la tentation de la femme et à celle de la puissance matérielle. La sublimation de ses énergies l'élève déjà au niveau divin : c'est en phénix qu’il abandonne la terre carthaginoise.
Livre V : Poissons
Le livre V ramène les Troyens en Sicile. C'est l'anniversaire de la mort d'Anchise. À l'occasion des sacrifices offerts au défunt, celui-ci, pour montrer de quel pouvoir dispose désormais son fils, fait apparaître un immense serpent symbole de l'alliance entre la terre et le ciel, et dont les circuits et les anneaux révèlent le nombre sacré 49 (7x7). Puis se déroulent les jeux funèbres en l'honneur d’Anchise, avec, pour épisode principal, des régates. Mais, lassées de naviguer, les Troyennes essaient d'incendier les vaisseaux et Énée ne pourra repartir pour l'Italie qu’après avoir installé en Sicile tous ceux qui n'avaient plus de cœur à le suivre. Cependant, il aura encore à déplorer la mort mystérieuse de son pilote Palinure.
Ce sont les Poissons, signe d'eau naturellement régi par Neptune, qui caractérisent ce livre. D'une certaine manière, il se situe "entre deux eaux" : Neptune y joue un rôle d'abord contraire (8 sq.), puis bienveillant (812 sq.) lorsque Vénus - elle-même née de l'onde amère (800 -1) – a intercédé pour son fils (rappelons que Vénus est en exaltation dans les Poissons). Il s'agit aussi de la "fin d’un cycle", puisqu'une ultime traversée va conduire le héros, enfin prêt, sur les lieux de l'initiation suprême et du grand œuvre, pour inaugurer, sous le signe du Bélier, l’ère du renouvellement. Dernière halte avant la terre promise, ce livre correspond à une période de concentration et de décantation, et permet de réfléchir sur la notion de sacrifice.
Concentration des forces acquises, d'abord. Signe double, les Poissons - à l'instar de Saturne - illustrent le mouvement involutif - évolutif nécessaire à tout art, et figurent la synthèse des énergies complémentaires inhérentes à la Vie ; ou encore, ils peuvent indiquer la circulation de l’Énergie primordiale, en particulier à travers les nadis et les chakras du corps subtil (ce qui fait apparaitre, outre le 2, le nombre 7 ; cf. Zod., pp. 449, 452). Ajoutons que, selon ce mode d'interprétation, l'eau et le feu sont étroitement liés, pour opérer la transmutation et l'illumination unitive. Or, le serpent envoyé par Anchise (En. 5, 84 sq.), montant vers le soleil et redescendant vers la terre, parcourant autour d'un axe sept circuits en formant à chaque fois sept anneaux, ce reptile qui glisse comme l'eau et qui flamboie comme l'éclair, se rattache nettement au même symbolisme. Entre autres significations, il révèle comment s'ordonnent, dans l'être rénové du héros, les forces cosmiques qu'il a captées.
Par ailleurs, la flèche lancée vers les cieux par Aceste, lors du concours du tir à l'arc, flèche qui, "volant dans la nuée transparente, s'enflamma, marqua sa route d'un sillon de feu et s'évanouit consumée dans les airs subtils" (525-7), constitue un "prodige" applicable à Énée lui-même. Dans le contexte de ce livre, sont ainsi exprimés la parfaite coordination des énergies à une fin supérieure, et l'intense effort de l'être tout entier pour l'émancipation de la conscience et le retour au Principe.
En ce qui concerne la décantation, opération nécessaire avant le commencement d'un nouveau "cycle", elle touche aussi bien l'entourage d'Énée que le héros personnellement. Les jeux funèbres, en effet, déterminent parmi les participants une sélection, manifestant ainsi les meilleurs. Quant à l'incendie des navires, suivi de l'implantation en Sicile d'une communauté troyenne, il a également provoqué une sélection, plus sévère celle-ci, en vue de l'ultime traversée. En outre, à la fin du livre, Virgile oppose à Énée, qui veille, son pilote Palinure qui tombe à l'eau : le premier représente alors la tension vers le divin, et le second, l'évasion vers l'illusion, deux "attitudes Poissons" typiques et contraires (Hadès, op. cit., pp. 258 sq.). On peut dire, dans ces conditions, que le héros promis à la déification renonce à la partie "palinurienne" de lui-même - comme il avait renoncé à sa partie "didonienne" -, et vainc l'un des derniers obstacles qui se dressent entre lui et sa consécration.
C'est bien la notion de sacrifice qui s'impose comme la dominante de ce livre V. Sacrifice par offrande rituelle (pureté et piété), qui révèle les arcanes de l'Énergie primordiale ; sacrifice par accomplissement d'un acte sacré, qui ouvre les cieux à la conscience ; sacrifice par sélection, qui rassemble les meilleurs ; et sacrifice par renoncement, qui fortifie le héros.
Livre VI : Bélier
"Sibylle von Cumae", Johann H. W. Tischbein |
Que signifie exactement le Bélier? "L'impulsion créatrice et transmutatrice", ou "l'impulsion expansive de l'Essence" (Zod., p. 45), ce qui est ici en relation avec l'initiation reçue par Énée, initiation transmissible à ses descendants et destinée à assurer la recréation du monde. Les caractéristiques fondamentales du signe : chaleur, éclat, énergie illimitée, puissance irrésistible, dynamisme inspiré, fécondité à tous les niveaux, conviennent parfaitement pour qualifier l'entreprise d'Énée comme celle de Rome, telles que les voit Virgile. Cependant, la puissance que symbolise le Bélier est capable du mal comme du bien, ce qui est en rapport avec sa "nature titanique" (ibid.) ; "sa force de pénétration, si elle n'est pas sublimée, reste une force ambivalente : elle peut fertiliser ou détruire" (Dictionnaire des symboles, Paris, 1969, p. 99). Dans le cas d'Énée, le Bélier peut le pousser à la démesure ou le mener à la déification. Aussi la Sibylle prend elle soin d'éloigner le héros de toute tentation de démesure (cf. En. 6, 171 sq., 580 sq.), pour que cette énergie, canalisée dans un sens positif, puisse s'accomplir en créativité pure.
Toujours est-il que le Bélier est un signe de feu, cet élément étant considéré en général comme "l'agent du rythme constructif - destructif des formes de la Vie " (Zod., p. 44) ; qu'il soit infernal, céleste, fulgurant, ou simplement humain, c'est le même sous des aspects divers. À son plus haut niveau - qui est essentiel pour la compréhension du livre VI -, le feu représente le principe de Vie, la lumière-chaleur originelle (cf. Agni), la force animatrice qui s'incarne dans la matière (aspect "sacrificiel", cf. Zod., p. 45). Il s'agit donc de ce que les philosophes anciens appellent le Feu artiste, qui peut d'ailleurs être assimilé à l'Éther, et dont Anchise révèle à son fils l'importance primordiale dans la création et l'évolution du cosmos (En. 6, 724-747). Or, celui qui possède en lui la plénitude active de ce feu éthéré peut s'identifier à "l'Ame du monde", au cœur même de l'univers (cf. 777 sq.), et apparaître comme le messager du Verbe créateur, le Fils du Ciel (cf. 123), l'artisan d'une nouvelle humanité (851-3) : tel doit être le rôle d'Énée et de ses successeurs. Lié au feu, le Bélier l'est aussi tout naturellement à la "lumière de gloire" - le Xvarnah iranien, bien connu des Romains (9) -, charisme royal et sacerdotal propre à l'élite véritable, majesté flamboyante inhérente au Je divin, et apanage des Énéades. Ajoutons qu'à ce signe est étroitement associé le thème du roi-prêtre solaire (cf. le type du pasteur criomorphe ou criophore), qui, selon la doctrine virgilienne, s'applique par excellence au Romain en soi.
Le feu, c'est également le désir ardent, et, dans le processus évolutif propre à Énée, le livre VI est celui où apparaît en lui, grâce surtout aux efforts d'Anchise, une volonté passionnée de réussir, de créer, de réaliser sur terre les Idées divines entrevues dans l'Elysium (cf. En. 6, 675, 806-7, 889). La hardiesse de l'initiative, l'enthousiasme, l'inspiration créatrice, sont d'ailleurs des traits caractéristiques du signe : le Bélier fournit "les sibylles, les prophètes, les possédés du Feu sacré" (Zod., p. 78). Or, le livre VI nous présente la Sibylle de Cumes, Anchise devenu maître spirituel et prophète, et son fils initié à la possession de ce "Feu sacré".
Ce signe, ne l'oublions pas, est aussi le domicile de Mars, ce qui se traduit ici par l'importance de l'audace et de la combativité (cf. Manilius, Astron, 4, 509). C'est avec un courage exceptionnel, une intrépidité surhumaine, qu'Énée affronte les épreuves qui lui sont imposées pour devenir un authentique "fils de Dieu" (cf. En. 6, 95-6, 103 sq., 260-1, etc.), et à cette valeur extrême fait écho celle de tous les héros de l'histoire romaine évoqués à la fin du livre. Certes, il faut la hardiesse et la détermination de Mars pour véhiculer victorieusement le feu sacré.
Planètes en exaltation dans le Bélier : le Soleil et Pluton. Hâtons-nous de préciser que Pluton, en tant qu'astre, était inconnu des anciens. Cependant, l'art divinatoire de Virgile a associé au Bélier le symbolisme plutonien, qui est bel et bien présent dans ce livre : exploration de l'inconscient et des forces cachées, danger des états inférieurs de l'être, possibilité d'un engloutissement dans la matière, nécessité de la métamorphose (c'est la "descente aux enfers" proprement dite). Quant au Soleil, il brille au cœur de l'aventure du héros : mais ce n'est pas ce soleil physique aperçu des humains, c'est le soleil "mystique", médiateur entre l'Essence et le monde sensible. Les Champs Elysées, en effet, sont "baignés des feux de l'Éther et revêtus d'une lumière pourpre ; ces lieux ont un soleil et des constellations qui leur sont propres, et qu'ils connaissent bien" (En. 6, 640-1). Cet astre, source d'illumination pour Énée et de vie pour la future Rome, symbolise les Idées divines que l'Homme-Bélier a pour mission de faire fructifier sur terre.
Il existe en outre, dans ce livre, un épisode qui se rattache nettement au thème initiatique du bélier solaire : c'est celui de la recherche, de la découverte et de la cueillette du rameau d'or (185 sq.). Sans parler des pommes d'or - ou des moutons roux - du jardin des Hespérides, qui ne pense, à propos de ce rameau qui flamboie parmi le feuillage de "l'Arbre de vie", à la Toison d'or suspendue à un chêne caucasien? Cette dernière figurait la sagesse supérieure et la puissance créatrice, à conquérir par une dure épreuve ; le rameau d'or signifie en plus la capacité de transmutation personnelle et d'union avec le Principe. Les diverses images ici se superposent, pour manifester avec force la conquête par Énée du feu sacré.
"Sybille aux Enfers" (détail), Jan Brueghel l'Ancien (1568-1625)
Musée des Beaux-Arts de Budapest
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Notons, pour en terminer avec ce livre, que le signe complémentaire du Bélier est la Balance : couple fondamental pour expliquer la romanité. Celle-ci doit sa force, en effet, à une étroite relation entre le Bélier, "impulsion créatrice", et la Balance , "équilibre coordinateur des énergies créatrices" (Zod., p. 73), entre le feu artiste et la richesse des synthèses, entre Mars, qui domine le Bélier, et Vénus, qui régit la Balance. Faut-il rappeler que la Trinité égyptienne, sur laquelle pouvaient méditer les Romains, comprenait Amon (Bélier), Râ (Soleil), et Ptah (Balance) (Zod., p. 218) ? Un passage fameux du livre VI nous montre pour ainsi dire la Balance en gestation dans le Bélier : "À toi de diriger les peuples sous ta loi, Romain, () et de donner ses règles à la Paix : respecter les soumis, désarmer les superbes" (851-3 ; trad. J. Perret). Nous pouvons d'ailleurs y discerner, par-delà la valeur partielle de la Balance - qui ressort du couple Vénus Mars structurant le dernier vers -, la fonction intégrante, totalisatrice, de ce signe, telle que la définit, par exemple, Manilius, en caractérisant par elle l'impérialité romaine (Astron. 4, 769-775).
"Énée débarque sur les rives du Latium, suivi par son fils Ascagne ; à gauche, une truie lui indique où fonder sa cité"
Bas-relief de marbre, art romain, 140-150 après J.C. - British Museum, Photo Dan Diffendale
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Livre VII : Taureau
Le livre VII est celui de la rencontre du héros solaire avec la terre qui lui est destinée, la terre italienne, que cette rencontre plonge dans l'effervescence. Ayant échappé aux maléfices de Circé, Énée aborde à l'embouchure du Tibre. Latinus, le roi du pays, l'accueille favorablement ; mais Junon, toujours hostile, va susciter la guerre à l'aide de la Furie Allecto. Celle-ci, en effet, sème la folie dans l'esprit de la reine Amata, dans celui de Turnus, le chef des Rutules, et presque partout dans le cœur des futurs belligérants. Le livre se termine par l'évocation des troupes italiennes qui vont attaquer les Troyens. C'est le Taureau qui règne sur cette partie de l'Énéide, signe de terre (cf. Tellus au v. 137) étroitement associé à Vénus ; ajoutons que la Lune s'y trouve en exaltation (voir les v. 8-9). Le Taureau représente la réalisation dans la matière, et signifie aussi bien la réceptivité que la rétivité de celle-ci. C'est la substance-matrice, le principe maternel universel (cf. la Terre-mère ), la prima materia, le domaine des potentialités qu'il faut éveiller par un "sacrifice". Car, fait capital, le taureau "doit être immolé pour que de son sang s'engendre la vie nouvelle" (Zod., p. 59).
On saisit donc à présent l'étonnant parallélisme des deux ensembles formés par les livres I à V et VII à XI. Le livre I, sous le signe du Scorpion, inaugure, pour Énée et Didon, une phase "scorpionique" au cours de laquelle sera vaincue la Vénus inférieure par le sacrifice et la métamorphose du héros - d'un signe d'eau, Scorpion, à un autre signe d'eau, Poissons. Le livre VII, sous le signe du Taureau, inaugure, pour Énée et l'Italie, une phase "taurique" au cours de laquelle sera vaincue la Terre , liée à la Vénus inférieure, par le sacrifice et la métamorphose de l'Italie - d'un signe de terre, Taureau, à un autre signe de terre, Vierge. Notons que, dans cette nouvelle série d'événements, malgré l'importance de la "matière" sacrifiée et régénérée, celle du "sacrificateur" est encore plus grande. En possession désormais de l'initiation gnostique et prophétique, maître du feu artiste, invulnérable et béni par Jupiter, Énée est prêt, à l'instar du dieu Mithra, à opérer la nécessaire immolation du taureau, origine d'un "monde meilleur". Mithra, rappelons-le, "est le dieu solaire, l'Énergie spirituelle qui capture la Matière , substance réceptive, la féconde en la sacrifiant et engendre ainsi la génération puis la régénération universelles" (Zod., p. 84). Après le "premier héroïsme", celui du détachement, de la victoire intérieure, et de la transmutation personnelle, Énée doit assumer le "second héroïsme", celui du retour dans le monde, de la victoire sur le mal extérieur, et de la création d'un nouveau peuple. Il devra mêler son propre sang à celui du taureau immolé pour faire passer, dans l'œuvre de métamorphose, la lumière qu'il porte en lui.
Nombreux sont les rapports que l'on peut discerner entre la terre italienne qu'affronte le héros et le symbolisme du taureau. Le nom même de l'Italie (cf. En. 7, 469, 563, 643-4) se rattacherait, selon les anciens, à un terme signifiant bovidés, taureaux (Aulu-Gelle, Il, 1, 1), et on gardait le souvenir d'un Halos, roi des Sicules, représentant vraisemblablement un dieu-taureau (cf. En. 1, 530-3). Toujours est-il que la réceptivité et la rétivité, double face de ce signe, sont excellemment illustrées dans ce livre. Le premier aspect s'incarne dans le noble personnage de Latinus, roi puissant, riche et généreux, qui fait penser par plus d'un trait à un Saturne "endormi", attendant l'étranger qui viendra réveiller et féconder ses énergies sur un plan supérieur (En. 7, 45 sq.). Le second aspect ressort de la psychologie et du comportement des divers peuples d'Italie évoqués par Virgile, et principalement de la conduite de Turnus. On y reconnaît la plupart des défauts propres au Taureau (Zod., p. 94) : égocentrisme opiniâtre, résistance brutale au changement, emprisonnement dans la matière, effroi devant la nécessité du sacrifice, refus irraisonné de l'influx créateur.
À cela viennent s'ajouter les traits féminins en relation avec Vénus-Astarté, la planète du Taureau (Zod., pp. 85 sq.), Vénus de nature tellurique qu'il ne faut pas confondre avec la mère d'Énée, d'essence ouranienne. Sans parler de la Junon infernale, dont l'action est ici déterminante, on voit défiler dans ce livre Circé, Amata, Silvia, Camille, ainsi que la foule des femmes latines : capacité de destruction plus que de création, sensualité fascinatrice, amours maléfiques, maternité désaxée, sensibilité exaspérée menant au chaos comme à la folie, orgiaque, ouverture à tous les excès ... Il y a enfin le déchaînement des énergies souterraines, des puissances chthoniennes, dont Allecto est la figure la plus remarquable. Elle va faire remonter à la surface le désordre primordial, les ténèbres inférieures, les instincts de mort (En 7, 323 sq.) ; elle va libérer toutes les impulsions, tous les phantasmes qui pullulent dans les cavernes de la psyché comme dans le royaume des ombres. Mais ce déchaînement de l'animalité du Taureau est une condition nécessaire à la réussite du travail entrepris, qui doit débuter par une sorte "d'œuvre au noir". Toutes les forces de la Matière , terrestres ou infernales, passives ou actives, doivent être libérées, reconnues, vaincues et immolées, pour que puisse surgir la création nouvelle, pour que puisse s'effectuer la genèse.
Livre VIII : Gémeaux
Conseillé par le dieu du Tibre, Énée remonte le fleuve pour atteindre Pallantée, la cité de l'Arcadien Évandre, avec lequel il doit faire alliance. Sur le site de la future Rome, le héros participe au sacrifice offert à Hercule, en souvenir de sa victoire sur le monstrueux Cacus et se laisse pénétrer par l'ambiance sacrée du lieu. Évandre lui confie des cavaliers arcadiens commandés par son fils Pallas, et le presse de demander secours aux Étrusques. Cependant, à la requête de Vénus, Vulcain a forgé pour Énée des "armes flamboyantes", et la déesse les apporte elle-même au héros, qui contemple surtout l'énorme bouclier solaire, sorte de miroir magique où se reflète l'histoire à venir de Rome. Ce livre est placé sous le signe double des Gémeaux, lié à l'air et à l'éther, domicile de Mercure, et patronné par Apollon.
Nous avons quitté le monde matériel et souterrain du livre précédent pour accéder à la liberté des espaces aériens et des plans subtils de l'être. Élément céleste, l'éther se déploie maintenant sans entraves (cf. En. 8, 28, 68 & 70, 137, 239, 319, 524 & 526, 608) : véhicule de la présence divine, de la lumière surnaturelle, des Idées archétypes, des ordres des dieux et des prières humaines, il enveloppe et sacralise le héros, et lui permet même, en un certain sens, de connaître le futur - le bouclier jouant ici le rôle des "annales âkâshiques", cette "mémoire" éthérique universelle qui transcende le temps linéaire. Mercure ou Hermès, nommé au v. 138, est le principe spirituel qui unit les Gémeaux, mais aussi la Pensée divine, l'Esprit cosmique cherchant à s'incarner dans le monde et à relier entre eux tous les niveaux ontologiques : c'est lui qui, par-delà le dieu Tibre et Évandre, par-delà Vénus et Vulcain, est à l'œuvre dans cette suite d'épisodes déterminants. Quant à Apollon, divinité propre à ce signe (Manilius, Astron. 2, 440 et 4, 756), il apporte au livre VIII tout l'éclat de sa puissance et de sa lumière (cf. En. 8, 336, 704, 720) ; il préside au déploiement de l'histoire à partir de la hiérohistoire, et c'est à son image que doit se former le Romain en soi, Énée ou Auguste. Mais ce Romain, selon le poète, doit aussi se conformer à l'exemple d'Hercule (364-5), ce qui nous rappelle une certaine tradition qui faisait d'Apollon et d'Hercule les deux "interprètes" spécifiques des Gémeaux (cf. le Zodiaque dit du Second Hermès, Zod., p. 109 ; précisons que cette tradition est étrangère à Manilius). Virgile a pu fondre ces différentes exégèses, de manière à suggérer une double transfiguration du héros, par la virtus comme Hercule, et par la connaissance comme Apollon, tout en insistant sur la prééminence de la lumière apollinienne.
Rome, on le sait, a été fondée sous le signe des jumeaux, Romulus et Rémus, auxquels sont ici consacrés quelques vers (630 sq.). Mais ce qui intéresse surtout le poète, c'est l'interprétation philosophique, voire ésotérique, de la "gémellité". Les deux dragons du livre II (203 sq.), qui se réfèrent à des arcanes tantriques, et les deux colombes du livre VI (190 sq.), qui figurent la bi-unité du Principe, en ont déjà apporté la preuve. En ce qui concerne le livre VIII, disons que le signe double des Gémeaux implique le reflet, la complémentarité, et l'union.
D'abord le reflet. De nombreux thèmes peuvent être rassemblés sous ce titre : la lumière, l'image, le miroir, la manifestation du supérieur dans l'inférieur, de la transcendance dans l'immanence, l'imitation, la conformité, etc. Ainsi le Tibre est-il le miroir de l'Éridan paradisiaque, Évandre l'image de Saturne ; Pallas est le reflet d'Ascagne, Énée est le miroir de Vénus, d'Hercule et d'Apollon, Agrippa est le reflet d'Auguste César, lui-même image d'Apollon ; l'histoire est le miroir de la hiérohistoire, etc. Ensuite, la complémentarité : des qualités opposées, des natures différentes apparaissent nécessairement liées entre elles par couples. Ainsi en est-il de l'esprit troyen et de l'âme arcadienne, de la virtus romaine et de l'ordre sabin, de la "Sophia" (Vénus) et du "Logos" (Vulcain) - ou encore, de l'amour (Vénus) et de l'art (Vulcain) -, du feu céleste et du feu terrestre, etc.
L'union, enfin, est la parfaite réussite de la complémentarité : telle est la signification profonde du signe. Le passage de l'Essence à la Substance , ou la descente de l'Esprit dans la matière, détermine la fusion des énergies et des plans : union du ciel et de la terre, du divin et de l'humain, du passé et du futur, ce qui constitue proprement le climat du livre VIII (cf. Zod, p. 102). Énée se montre ici, du point de vue psychologique, doublement Gémeaux : d'une part, à cause de son désir d'union, de sa volonté de manifester les Idées divines dans le monde sensible, de sa conviction d'être pour l'Esprit le moyen de se refléter sur terre - d'où la fameuse formule : Ego poscor Olympo, "c'est moi-même que l'Olympe réclame", au v. 533 ; d'autre part, à cause de l'amour qui le relie à son "Jumeau céleste", son Moi divin, c'est-à-dire à Vénus, amour qui amènera la réalisation du véritable androgyne (cf. v. 615, et Zod., p. 98).
Par ailleurs, à ce même signe peut être rattaché le thème de l'ambivalence, de l'ambiguïté. Ainsi, Romulus et Rémus représentent-ils respectivement la conformité à la Loi et la révolte contre la Loi. Quant au visage de Vulcain, dans ce livre, il apparaît double : c'est le père de Cacus, donc le feu souterrain dévorant et destructeur, et c'est aussi l'artisan des armes d'Énée, donc l'artifex inspiré, le maître de tous les feux, l'Ignipotens.
D'une manière générale, tout ce que nous avons dit à propos de ce signe des Gémeaux prouve nettement que c'est le signe de l'art, qui est incarnation de l'esprit et spiritualisation de la matière. Vulcain, Apollon, Énée, le Romain, doivent être considérés comme des aspects ou des images du Deus artifex : c'est, au fond, le thème essentiel du livre. Et cela ressort également de la récapitulation des livres VI, VII et VIII : le Bélier illustre la mentalité héroïque et gnostique, et l'essor du feu artiste ; le Taureau représente la mentalité tellurique, et la matière à vaincre et à transformer ; les Gémeaux figurent la rencontre des complémentaires, l'union du Principe à la substance, le triomphe du feu artiste.
Signalons, pour terminer, que Vénus et Vulcain se trouvent aussi associés à la Balance (Zod., pp. 217 sq.), l'une, symbolisant le feu des affinités, et l'autre, celui du travail alchimique. Ce thème de la Balance , signe privilégié de Rome, le livre VI l'a vu naître ; il se développe ainsi au livre VIII, pour prendre toute son ampleur dans la dernière partie de l'Énéide.
Livre IX : Cancer
Turnus attaque les Troyens, qui sont bientôt assiégés dans leur camp. Voulant prévenir Énée, Nisus et Euryale parviennent de nuit à traverser les lignes rutules mais tombent victimes de leur imprudence. Une lutte acharnée se poursuit entre les Troyens et leurs ennemis, au cours de laquelle Ascagne accomplit son premier exploit. Énée n'apparaît pas dans ce livre, qui présente un caractère nettement "intermédiaire" ; le héros s'est pour ainsi dire occulté, se réservant pour le signe suivant, le Lion.
"La
Nuit", Charles Le Brun, vers 1664
Plafond de la galerie Apollon, Musée du Louvre Photo D. Castille |
Cependant, le Cancer est aussi un signe de gestation : à la dissolution est liée la fécondation, les germes se développent, la naissance - ou la renaissance - se produit, et la Lune joue son rôle dans ces processus vitaux. Si, d'une certaine manière, le livre IX peut s'interpréter comme la période de gestation de l'Énée-Lion qui se manifestera bientôt, il contient en outre une scène importante qui a trait à une "naissance". Quand Ascagne, après avoir invoqué Jupiter, tue son premier adversaire, Numanus Rémulus, Apollon proclame qu'une nouvelle étoile est apparue dans la constellation des Énéades : "Honneur à toi, enfant, et à ta valeur toute neuve! C'est ainsi qu'on monte aux astres, fils de dieux, ô toi dont sortiront d'autres dieux" (641-2). Mais il l'arrête aussitôt, parce que le jeune Ascagne n'est pas encore réellement mûr pour la guerre. Alors que le destin de Nisus et d'Euryale se traduit par un échec, un avortement, celui du fils d'Énée se présente déjà comme une réussite : la Lune mène ainsi au Soleil, ce qu'indique l'intervention d'Apollon, frère de Phœbé (comparer IVe Bucolique, v. 10).
La renaissance et l'eau - élément du signe - se trouvent associées dans une autre scène assez curieuse du même livre. Les vaisseaux troyens, que Turnus voulait incendier, protégés du feu par Cybèle, s'échappent "vers les eaux profondes" et sont changés eu divinités mannes tutélaires (En. 9, 80 sq. ; cf. 10, 219 sq.). C'est le type même de la métamorphose évolutive à travers l'eau primordiale. On rencontre de nouveau ce thème de l'eau dans le dernier épisode, mais cette fois lié à Turnus, et donc symbole de mobilité et d'impermanence.
On peut noter également que le Cancer est en relation avec le règne des foules, la prépondérance de la quantité, les masses en mouvement : qui ne reconnaîtrait là une tonalité propre à la seconde partie du livre, pleine de chocs et de mêlées, comparés d’ailleurs aux orages et aux trombes d'eau (cf. 668 sq.)? Signalons en outre que la "porte" solsticiale du Cancer est celle "des hommes" : par elle, les âmes s'incarnent et se désincarnent, sortent et reviennent, prisonnières de la transmigration. C'est à partir du livre IX que la mort apparaît comme un fait quantitatif, indéfiniment répété, et qu'elle est perçue comme un immense courant de nature cosmique.
Livre X : Lion
Tandis qu'une assemblée des dieux donne à Jupiter l'occasion d'affirmer que le destin s'accomplira en dépit de tous les obstacles, le combat continue de faire rage. Revenu parmi les siens, Énée y prend part et déploie une valeur surhumaine. Après la mort de Pallas, tué par Turnus, il fait tomber sous ses coups Lausus, et son père Mézence. Le livre X est placé sous un signe de feu, le Lion, patronné par Jupiter, domicile du Soleil, et en rapport avec l'énergie de Mars (Zod., pp. 156 sq.). Cet animal est d'ailleurs très précisément évoqué ici. Virgile nous dit que le navire d'Énée est orné, à sa proue, de lions phrygiens, rappel de la puissance de Cybèle (En. 10, 157), et lorsque le héros s'adresse à cette divinité, il mentionne son char attelé de lions (253). D'autre part, Turnus et Mézence, les ennemis d'Énée, sont tour à tour comparés au grand fauve (454 & 723), Le symbolisme est évident : les lions de Cybèle, qui représentent la force maîtrisée, la royale majesté du héros sauveur, doivent nécessairement l'emporter sur ceux qui, trop marqués par Mars, font preuve de violence, de cruauté, d'excès.
"Énée aux côtés de Pâris enlevant Hélène encouragée par Aphrodite" (détail) Fonds F. Bartlett, Museum of Fine Arts, Boston vers 490 avant J.-C. -Perseus |
Quant au Soleil, il se manifeste ici surtout par le métal qui lui est associé, l'or. Ainsi, Vénus est qualifiée d'aurea (16), ce qui correspond à l'éclat des énergies sublimées qui la caractérisent et qu'elle transmet à son fils ; ainsi, le trône jupitérien ne peut être qu'en or massif (116), pour révéler l'omnipotence du régulateur des mondes. Mais il est un symbole solaire essentiel qu'il faut mentionner à présent, et sur lequel le poète insiste à plusieurs reprises (cf. 242-3, 261-2, 271 sq., 884) : c'est le fameux bouclier d'Énée, "bouclier d'or qui vomit des torrents de feu" (271). De forme circulaire, et fulgurant du plus noble des métaux, il exprime à merveille la puissance acquise par le héros - type supérieur du Lion et image du Soleil, propagateur privilégié des forces divines. Une très belle notation virgilienne vient d'ailleurs confirmer cette interprétation : à la fin du livre, lors du duel entre Énée et Mézence, ce dernier décrit pendant un moment de vastes cercles autour du héros protégé par son bouclier flamboyant, telle une planète - Mars, par exemple autour de l'astre central (883 sq.).
Mars est justement en relation avec le signe du Lion. Sans revenir sur la fougue des combats, ni sur le comportement des grands fauves comme Turnus et Mézence, précisons que ce même bouclier d'Énée présente un double aspect. S'il figure le Soleil par son or éblouissant, il évoque aussi Mars par ses reflets rouge sang qui annoncent le foudroiement et la mort (271-5). En outre, l'appel adressé au héros par les nymphes marines de Cybèle - "Énée, veilles-tu? Veille ..." (228-9) - fait écho à un appel rituel lancé par les Romains au dieu de la guerre : il faut s'assurer que toutes les énergies de lutte soient en éveil. On peut donc dire, comme à propos du lion, qu'à des modalités purement dévorantes et destructrices de Mars s'oppose une forme supérieure de cette puissance, source de la virtus (cf. 469) et instrument de transformation du monde (cf. Mars en Bélier).
L'élément associé au Lion est le feu. S'il apparaît dans ce livre sous son aspect matériel (par ex., 405 sq.), il s'agit principalement ici de sa fonction symbolique. Infra humain ou supra humain, psychique ou spirituel, perdant ou sauvant les êtres, le feu est multiforme. Il se traduit chez Pallas par une absurde témérité, chez Mézence par un orgueil impie, chez Turnus par une incoercible violence ; mais chez Énée, il est noble ardeur, force disciplinée, élan vers le ciel. Cette ambiguïté du feu est d'ailleurs bien illustrée par Egéon, ce Géant Hécatonchire décrit au milieu du livre (565 sq.), qui pouvait mettre son zèle enflammé au service des Titans comme des Olympiens.
Fils de Vénus et descendant de Jupiter, Énée incarne toutes les valeurs positives du feu. Sa volonté passionnée, assumant toutes les épreuves, tous les sacrifices, vise essentiellement à une transformation générale, de lui-même comme du monde. Son itinéraire correspond pleinement à présent à "l'involution du Fils dans la matière" pour la racheter et la sublimer. Il est le Lion archétype, guerrier et sauveur, solaire, magnanime, rédempteur, instrument de la Loi cosmique et de la Lumière , réalisateur du "solve (guerre) et coagula (paix)" universel.
Livre XI : Vierge
La première partie du livre XI constitue une période de trêve : on consacre quelques jours aux morts, et on réfléchit sur la possibilité d'un accord. Latinus, pour sa part, désire ardemment traiter avec Énée, mais Turnus veut poursuivre la lutte à outrance. Les combats reprennent, la cavalerie emplit de son fracas toute la seconde partie du livre, dominée par le personnage symbolique de Camille, vierge et guerrière, alliée de Turnus ; après avoir montré une vaillance extraordinaire, elle meurt par sa faute, victime de son aveuglement et de son imprudence. C'est la Vierge , signe de terre, qui marque cette phase de l'affrontement d'Énée avec la prima materia prédestinée. L'Italie est en attente, les nerfs tendus, mais encore rétive. Au milieu du chaos général, dans le choc des esprits et des armes, continue l'élimination de tous ceux qui, par leurs limites et leurs excès, s'avèrent irrécupérables pour la création nouvelle ; et peu à peu le dénouement se prépare.
Protégée de Diane - et donc figure de type lunaire, mais à dominante chthonienne -, vouée à la virginité et à la passion du combat, Camille représente justement la terre italienne sous son aspect "rebelle" (498 sq. ; cf. 582-4). Une forte conscience de soi, mais fermée sur elle-même, un immense orgueil, une agressivité inépuisable, un manque total d'amour, nulle intuition du changement en cours : telle apparaît cette "terrible vierge", dont toute l'énergie, non fécondable, n'aboutit qu'à la stérilité. Virgile la compare avec raison à une Amazone (648 ; cf. 660) ce qui, d'ailleurs, rappelle un célèbre travail d'Hercule -, et il ne faut pas oublier ici que, dans la symbolique de l'époque augustéenne, l'Amazone personnifiait la superbia irréductible, le refus de céder au nouvel ordre universel voulu par les dieux (10). Aussi devait-elle disparaître, châtiée par Némésis, ce qui se traduit, dans le cas de Camille, par l'hostilité d'Apollon qui veille à ce qu'elle soit tuée (784 sq.).
À cette violence stérile, le poète oppose ce qu'on peut appeler l'esprit Vierge supérieur, qui se montre, lui, entièrement positif. Il est en relation avec Pallas Athéna, qui incarne la sagesse et la "puissance qui met tout en mouvement" (cf. 477-485 : la "Tritonia virgo" a manifestement déserté le camp italien pour soutenir Énée), avec Isis, en tant que déesse de la conception spirituelle et de la régénération, et avec Mercure, dieu de l'intelligence réceptive (Zod., pp. 188 sq.). Cet esprit est représenté dans ce livre par le roi Latinus (cf. 302 sq.) qui, contrairement à Turnus et à Camille, refuse de "mener une guerre absurde contre des fils de dieux" (305-6), et, naturellement, par Énée, qui révèle clairement ses intentions pacifiques (106 sq.). Il se caractérise par la sensibilité intuitive, le discernement, la connaissance créatrice, la conscience de l'unité, le dévouement à un idéal, l'aspiration à l'harmonie et à la lumière, l'abnégation, et une inlassable activité pour faire naître un monde meilleur.
Comme nous l'avons déjà remarqué plusieurs fois, ce sont donc deux aspects opposés du même signe qui s'affrontent ici, illustration de la complexité des êtres et des choses, et de la difficulté de créer.
Livre XII : Balance
"Énée terrassant Turnus", Luca
Giordano (1634-1705)
Galleria Corsini, Florence |
L'air et l'éther jouent un rôle important au cours de cette dernière partie de l'Énéide, selon une sorte de perspective verticale. Par-delà les traits et les flèches qui sillonnent l'espace aérien, par-delà les prodiges signifiés par des oiseaux (244 sq., 845 sq.), les hauteurs du ciel sont ici fréquemment évoquées : soit par la mention de l'éther lui-même (cf. 140, 181, 247, 253, 409, 578, 724, 853), soit par celle que l'activité des dieux (Jupiter, Junon, Vénus), soit encore par des références à la déification du héros que "les destins élèvent jusqu'aux astres" (794-5) - ou aux qualités sublimes du futur Romain (839).
Vénus, on l'a déjà vu, se trouve tout particulièrement liée à la Balance , ce qu'illustre, en un certain sens, l'aide continuelle apportée par la déesse à son fils lors de ces événements décisifs (voir 411 sq., 554 sq., 786 sq.). En outre, cette divinité de l'amour (cf. Roma / Amor), des affinités et de la conciliation, de la "sympathie universelle", est nécessairement présente à l'esprit du poète lors qu'il envisage la création du peuple romain, issu d'une fusion des Troyens et des Italiens, et son développement à la dimension du monde entier. Mais la Balance , ce n'est pas seulement Vénus - la complémentarité Mars-Bélier et Vénus-Balance (cf. En. 6, 853) ne montrant qu'un aspect partiel du signe. Celui-ci est aussi étroitement associé à la puissance de Vulcain (le Ptah égyptien, Zod., pp. 217 sq.), lui-même uni à Vénus. Ce maître du feu et du nombre, que nous avons rencontré au livre VIII, est mentionné ici, à propos des "armes divines" qui vont donner la victoire à Énée (739), ce qui constitue un rappel direct de son importance. Mais, dans ce dernier livre du poème, c'est Jupiter en personne qui assume, pour ainsi dire, la fonction de l'Ignipotens : c'est lui qui apparaît comme le réalisateur de la Loi cosmique, le créateur d'un nouvel univers, le grand architecte, et au couple Vénus-Vulcain se superpose alors le couple Vénus-Jupiter (déjà manifesté au livre I), plus proche d'Énée, et de Rome elle-même.
"Vénus demande à Vulcain de forger des armes pour son fils Énée", A. van Dyck (1599-1641) - Musée du Louvre |
Si Saturne est en exaltation dans la Balance , nous devons retrouver ici le double mouvement de condensation et de libération qu'il représente (voir livre III). Effectivement, le courant involutif est marqué par l'incarnation des Idées divines dans le monde, par la matérialisation de la Rome céleste qui va prendre corps en Italie, tandis que le courant évolutif correspond à cette déification d'Énée (794-5) et de l'élite romaine (839) que nous mentionnons plus haut.
À ce signe vraiment cardinal - et vraiment caractéristique de la romanité - sont liées les notions de pesée, de synthèse, d'intégralité et d'impérialité.
Le thème de la "pesée" domine nettement toute la fin de l'Énéide. Une étonnante série d'épreuves permet en effet de peser les âmes et les destinées, d'estimer les valeurs, de juger ce qui doit disparaître et ce qui doit subsister ou renaître (c'est pour cette raison que certains considèrent la Balance comme le "début ésotérique" de l'année).
Le thème de la synthèse est capital : il s'agit du juste rapport des forces créatrices, de l'association exacte des opposés - complémentaires, et de l'équilibre dynamique ainsi engendré (Zod., pp. 213 sq.). Énée lui-même, dans sa personnalité et son comportement, fournit un excellent exemple de synthèse réussie. D'une part, il se montre passionné d'action, ardent à la guerre, vibrant à l'appel de Mars (107-9) et même "fulminant" (654) ; d'autre part, il a déjà renoncé aux "fruits de la victoire", ne voulant ni régner ni dominer (189-190), ne désirant que la concorde pour tous, et pour lui une quasi-retraite dans la paix et la sérénité (193-4). À la fois héros épique et "juste souffrant", il incarne la sagesse armée et la puissance maîtrisée, le courage de détruire et la volonté de créer, s'avérant ainsi parfaitement équilibré, comme l'Arjuna de la Bhagavad-Gîtâ , instruit par Krishna.
En ce qui concerne la romanité, qui aura son origine dans la fusion de deux races opposées, devenues complémentaires - les Troyens (Orient) et les Italiens (Occident) -, Virgile insiste à deux reprises sur les modalités de cette synthèse. Au niveau humain, d'abord, lors du pacte conclu face au soleil levant entre Latinus et Énée (161-215), ce dernier prône, pour l'avenir, une alliance éternelle entre les deux nations, sauvegardant leurs personnalités respectives, et répartissant logiquement l'autorité spirituelle (Énéades) et le pouvoir temporel (Latins) (189-194.) Au niveau des dieux, ensuite, lors de la réconciliation de Jupiter et de Junon - qui marque l'aboutissement du processus créateur -, le maître de l'Olympe évoque cet équilibre dynamique qui doit porter le futur peuple au comble de la puissance (829-842). Tout ceci relève précisément du symbolisme de la Balance , et corrobore l'importance du signe pour la romanité.
Si nous passons au thème de l'intégralité, nous constatons qu'en fonction du pouvoir totalisant de ce signe "qui gouverne tout", le dernier livre de l'Énéide permet de récapituler tous les autres signes zodiacaux. Pour les livres VII à XI : Taureau (103 sq.), Gémeaux (190, 198, 393-4), Cancer (35 sq., 855 sq.), Lion (4 sq.), Vierge (64 sq. : Lavinia). Pour les livres I à V : Scorpion (794-5 et 951-2 : Énée et Turnus), Sagittaire (318 sq.), Capricorne (701 sq.), Verseau (841-2 : Junon), Poissons (Jupiter et Vénus). Pour le livre VI, Bélier : v. 166-7 (Énée solaire), et pour l'axe Bélier-Balance : v. 175-194 (Mars, Soleil, victoire, création, équilibre). Une double mention du nombre 12, au début (163) et à la fin du livre (899), achève de lui donner ce remarquable aspect de totalité. De même qu'en Rome sont contenues toutes les forces et toutes les nations, de même qu'Énée réunit en lui toutes les expériences et toutes les qualités, en ce livre XII, régi par la Balance , sont contenus tous les autres livres et tous les autres signes.
Nous arrivons enfin au thème de l'impérialité, conséquence logique de ce qui précède : seule la capacité de peser, d'associer, d'intégrer, permet de diriger efficacement une communauté cohérente. Citons ici Manilius, qui a excellemment caractérisé, dans ses Astronomiques (4, 769775), les vertus de la Balance et de la romanité : "L'Italie pouvait-elle avoir mieux, comme constellation distinctive, que celle qui gouverne tout, tenant compte du poids des êtres et des choses pour les ordonner harmonieusement, séparant le juste de l'injuste, déterminant les divisions du temps, équilibrant la nuit et la lumière? La Balance est bien le signe propre à l'Hespérie, et c'est grâce à elle que Rome, créée pour diriger le monde, dispose de la puissance universelle, et, pesant les nations, selon leur valeur les élève ou les abaisse."
Rappelons, pour conclure, que le 9 octobre - au cœur du signe de la Balance - étaient fêtées à Rome trois divinités capitolines essentielles, le Genius publicus, Fausta Felicitas, et Venus Victrix, et que le 9 octobre 28 av. J.-C. fut le jour de la dédicace du magnifique temple d'Apollon Palatin - Virgile, alors, commençait à écrire son Énéide.
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Notes
1- En ce qui concerne l'astrologie et l'astronomie antiques, pratiquement indissociables, on peut consulter, entre autres, les ouvrages suivants : A. Bouché-Leclercq, "L'Astrologie grecque" - Paris, 1899. Réimpression : Bruxelles, Éditions "Culture et Civilisation", 1963 ; Franz Cumont, "Les religions orientales dans le paganisme romain" - Paris, Geuthner, 1963, 4e édition, 1929, pp. 151 sq. ; Heinrich Balss, "Antike Astronomie" - Munich, Heimeran, 1949 ; Wilhelm Gundel et Hans-Georg Gundel, "Astrologumena. Die astrologische Literatur in der Antike und ihre Geschichte" - Wiesbaden, Steiner, 1966 : très important ; Hans-Georg Gundel et R. Boeker, "Zodiakos. Der Tierkreis in der antiken Literatur und Kunst" - Munich, Druckenmüller, 1972 : travail de synthèse sur le zodiaque dans l'antiquité.
2- Ce que nous tentons de démontrer dans notre ouvrage "Virgile, maitre de sagesse"
3- Cf. Alexandre Volguine, "L'ésotérisme de l'astrologie" - Paris, Dangles, 1953, p. 127 : "Certaines traditions affirment que le but de l'initiation est la "rupture du zodiaque", c'est-à-dire la sortie de l’individu du joug astral auquel nous sommes assujettis, et il est logique et normal que, pour parvenir à ce but, il faille suivre les étapes du symbolisme zodiacal"
4- Voir, par exemple, cette remarque d'Alexandre Volguine (op. cit., p. 136) à propos de l'astrologie bouddhiste : "C'est la sublimation des qualités zodiacales qui amène l'adepte à la sortie du joug astral et à la "rupture du zodiaque", et il est dit que Bouddha obtient l'illumination en parcourant indéfiniment le cycle duodénaire dans les deux sens, évolutif et involutif".
5- On consultera, sur cette question, Jean Phaure, "Le cycle de l'humanité adamique" - Paris, Dervy-Livres, 1973, pp. 81 sq. et 250 sq., et Jean Sendy, "Ces dieux qui firent le ciel et la terre" - Paris, Robert Laffont, 1969, pp. 145 sq.
6- Bien des éléments de cette étude sont empruntés au beau livre de Marcelle Sénard, "Le Zodiaque" - Paris, Éditions Traditionnelles, 1970. Voir les références "Zod." Voir, pour le Scorpion, pp. 52-3 et 243 sq.
7- Nous nous inspirons ici de Hadès, "Les mystères du Zodiaque" - Paris, Albin Michel, 1974, pp. 201 sq.
8- Cf. Hadès, "L'astrologie et le destin de l'Occident" - Paris. Robert Laffont, 1971, p. 128.
9- Voir Géo Widengren, "Les religions de l'Iran" - Paris, Payot, 1968, p. 76 ; Franz Cumont, "Les mystères de Mithra" - 3e éd., Bruxelles, 1913, pp. 94 sq. ; Henry Corbin, "En Islam iranien" - Paris, Gallimard, 1971, pp. 81 sq.
10- Voir Erika Simon, "Zur Bedeutung des Greifen in der Kunst der Kaiserzeit" - Latomus 21, 1962, 749-780, pp. 775 sq.