Ce témoignage du Ve siècle nous vient des Sermons de Saint
Maxime et confirme nettement que l'Eglise s'attaqua aux rites profondément
imprégnés de paganisme, où on retrouvait quand même la nécessité primitive
d'établir un lien concret avec la divinité. Une divinité qui demeurait au ciel, entre les étoiles,
derrière la Lune ,
confondue dans les structures d'un univers inaccessible, où la répétition
inexorable d'un itinéraire lumineux pouvait avoir une interprétation divine.
Comme une trace objective d'un mystère cosmique plus grand que tout être
vivant. Ce mystère n'a pas encore été éclairci et de religion il
tomba lentement en croyance, folklore, superstition... Nous continuons donc
d'avoir peur-joie des éclipses, et à part l'épidermique aspect ludique une aura
de terreur-panique s'allie à la question atavique, qui reste sans réponse
encore aujourd'hui.
Cet article est paru en italien dans la revue "Linguaggio Astrale", Anno III n°4
Cet article est paru en français dans la revue "Urania Magazine", n°19
Traduit de l'italien par Christiane Nastri
"Paganism, crucified"
par Grey Wulf sur FlickR
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La position franchement répressive de l'Église des premiers siècles soutenue par d'âpres combats, qui se terminèrent par de lourds échecs (le martyr n'est pas uniquement une création des historiens du moyen-âge) envers toute pratique de religion païenne qu'ils conservaient in nuce -aux yeux des évangélisateurs- portait en elle le germe de la perversion, de l'idolâtrie, du satanisme...
Le christianisme eut plutôt une expansion urbaine et une séparation se fit graduellement entre la ville et la campagne, ce dont nous avons des témoignages dans les écrits des conciles de cette période: "l'église se bat pour la répression d'anciens rites que les paysans perpétraient pour conjurer les pestilences et pour rendre plus fertiles leurs champs et leurs troupeaux".
Le début de la christianisation dans les zones rurales et pastorales ne se fit pas rapidement. Malgré l'effort de nombreux évangélisateurs, le sacrifice d'un bon nombre de martyrs, la lutte incessante contre les formes de paganisme, le culte des menhirs, des divinités totémiques et du panthéon celtique, qui d'ailleurs fut repris par celui des latins, tinrent bon avec acharnement pendant longtemps encore.
Dans le folklore populaire nous pouvons encore percevoir l'implantation de certaines pratiques, tolérées malgré tout par l'Église, tant dans des comportements privés que collectifs, et qui furent attribués à des rites de tradition préchrétienne. Il s'agit d'un ensemble d'expériences dont l'essence la plus atavique remonte à une conception animiste de la religion qui imposait le nom de dieu à l'eau, l'arbre, la montagne, le soleil, la lune...
Saint Maxime de Turin "Codice della Catena" - Cf. Wikipedia |
C'est cette attitude envers la Lune pétrie de symbolisme antique qui déclenche la prise de position de l'Église primitive à l'encontre de certains rites païens.
C'est à ce propos qu'intervient un sermon de l'évêque Saint Maxime de Turin lancée au courant d'une de ces nombreuses homélies. Il s'en prend à la persistance des cultes païens encore en vie, au comportement irrationnel et, du point de vue religieux, superstitieux.
Notre unique source biographique concernant Saint Maxime nous vient de Gennadius, qui, au 5ème siècle, le reprend parmi une liste d'écrivains chrétiens et le cite comme prélat des plus cultivés et érudits des Saintes Ecritures (Gennadius, "De vita illutribus", chapitre 41, édition critique de E.-C. Richardson, Leipzig 1896)
Maxime mena contre le paganisme une lutte acharnée née de sa conviction très personnelle d'une fin du monde imminente (cf. Sermon 92, ref. 1 Gv 2, 17).
Les cultes de rite préchrétien comprenaient certainement l'attitude des habitants de la campagne de Turin, et comme nous l'avons déjà souligné plus haut, l'évêque prit souvent position contre ces manifestations : mis à part quelques dévots, la campagne reste contaminée par les idoles; on ne trouve guère de domaine où il n'y ait pratique démoniaque. "Où que l'œil se pose, une âme dévote s'offense vraiment. Qui promène son regard découvre autels du démon et sites de sacrilège païen, têtes d'animaux plantées au coin des champs" (Sermon 91).
L'affirmation de l'évêque est emblématique et pose clairement le problème de l'existence de formes de rites avec des racines ancrées dans un substrat culturel trop vaste pour cet article, mais qui montre en substance la difficulté d'extirper totalement le paganisme rural aux IV/Vème siècles.
Cette sorte de "paganisme rural" confirme en conséquence que la diffusion du christianisme à l'intérieur de la structure sociale populaire fut en réalité plus lente et difficile que dans les agglomérations urbaines. Ceci confirme la stabilité des rites et cultes typiques aux paysans, qui encore récemment manifestent leur attachement par une volonté/nécessité de ne pas abandonner les cultes qui leur sont propres.
Les sermons sur les éclipses de Lune produisirent une folle agitation parmi les habitants de Turin, causant des phénomènes d'hystérie populaire où s'agitait le démon du paganisme. Il est intéressant de voir comment l'évêque put maintenir une attitude supérieure de détachement, sans sombrer dans un démonisme pur et simple tout en attribuant la plus grande cause de ces manifestations à un usage immodéré du vin.
Maxime n'ironise pas uniquement mais essaye d'individuer dans l'affaire un aspect métaphysique, dans un but pastoral précis. Lisons quelques passages frappants du Sermon 30 :
"Lorsque je demandais l'origine de l'étrange fracas, on me répondit que vous portiez secours à la Lune en couches, que vous l'encouragiez de vos cris tandis qu'elle faisait son éclipse. Quand à moi, j'en riais et fus surpris de votre légèreté parce que vous, de pieux chrétiens, veniez en aide à Dieu. Vous portiez secours à Dieu comme s'il n'était pas capable de préserver les astres sans vos cris. Vous faites bien à porter secours à la divinité afin qu'elle puisse gouverner le ciel. Si toutefois vous y teniez tellement, vous devriez rester en éveil toutes les nuits (...) D'après. vous donc, elle aurait l'habitude d'être en peine le soir, lorsque le ventre alourdi d'un copieux repas et la tête pleine de coupes débordantes (...) Je vous dis, alors le disque de la Lune est obscurci par les incantations, lorsque vos paupières s'appesantissent des nombreux calices (...) C'est vraiment comme dans le verset de Salomon : L'insensé change comme la Lune" (Ser 27, 12, n.d.a.)
Votre changement est donc plus grave que celui de la Lune: la Lune déplore la perte de la Lumière, toi la perte de ton salut (...). Je souhaite donc, mes frères, que vous ne pâtissiez pas comme une Lune qui s'amenuise, mais je vous veux forts comme lorsqu'elle est pleine et solide! Il est écrit à propos du juste: "Eternellement solide comme la Lune et fidèle témoin dans le ciel" (Sai 88,38, n.d.a.)
Dans le Sermon 31, Maxime reparle ensuite de l'éclipse et après une prémisse qui se raccroche à ce que j'ai évoqué plus haut, l'évêque compare l'Église à la Lune dans une métaphore caractéristique de son langage: "il y a quelques jours mes frères, nous avons contredit ceux qui soutiennent que la Lune se maintient au ciel par les enchantements des magiciens (...) Nous vous avons exhorté de délaisser vos coutumes païennes erronées, abandonnées aussitôt à la Pleine Lune pour en revenir à la sagesse".
"Eclipsed moon with clouds"
par Jean Stockhausen sur FlickR
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L'éclipse de la Lune qui provoquait l'attitude irrationnelle des habitants de Turin (il s'agit probablement de l'éclipse de Lune du 18 décembre 400, 12 juin 401 ou 16 décembre 401) n'est pas un cas isolé mais prend place dans une série de croyances diffuses à tous les niveaux. La phénoménologie lunaire reprend des résidus d'origine magique et, quoiqu'ils furent ensuite analysés de façon plus scientifique, ils resurgissent toujours sur un fond d'irrationnel.
Les superstitions liées aux éclipses lunaires se basaient sur des croyances qui liaient les phénomènes aux sortilèges des magiciens et des sorcières. La participation de toute la population y était nécessaire, afin de crier, faire du bruit et "aider" l'astre à ne point périr...
La tradition populaire soutenait que les sorcières tessales, disciples d'Alaric, avaient une grande influence magique sur la Lune. Comme on peut le vérifier dans tout cercle fermé lié à ses propres traditions, les croyances anciennes avaient la vie dure et la religion chrétienne ne pouvait donc, dans ce contexte particulier, n'apporter aucune contribution objective ni pratique car elle se limitait à une réflexion spirituelle plus large et ne pouvait donc satisfaire le matérialisme de l'ignorance.
Il ne faut pas interpréter les pratiques populaires de soutien à la Lune comme unique action magique ou forme de religiosité carrément attaquée par le christianisme, mais on doit la voir comme expression d'un corpus "de comportement" qui faisait partie intégrante entre l'homme et le surnaturel (ou prétendu tel).
Malgré les explications savantes qui avaient déjà donné une vision authentique de l'éclipse lunaire et l'action "démonisante" de l'Église si bien exprimée dans les Sermons de Saint Maxime, le peuple continua à scruter le ciel comme s'il était le miroir des Dieux.
Un univers séparé existait qui confirmait la présence constante des dieux dans le quotidien des hommes, dans les manifestations les plus simples de la nature, dans les signes surnaturels que l'Église était incapable d'expliquer par elle-même.
"The demons take flight" par Lawrence Lew sur FlickR |
Ce débat n'a pas pour but de vous expliquer les croyances populaires qui parlent de la Lune; nous rappelons cependant que l'astre a maintenu son symbolisme pendant longtemps, et qu'il eut des liens avec l'univers du mystère et de l'occultisme.
"Les Égyptiens pensaient que l'éclipse de la Lune provenait de l'ingestion de la Lune par une truie céleste. Aujourd'hui encore les habitants de Puyvendran, en Dordogne, racontent leur mécontentement des nuits obscures: ils décidèrent alors d'emprisonner la Lune pleine. Un soir, tandis qu'elle se regardait dans l'étang d'un forgeron, elle fut dévorée par une énorme truie qu'on y avait attirée en jetant du son dans l'eau", A. Lamontellerie, "Les Astres dans un village de Dordogne", dans B.S.M.F., LX, 83 cité par J. Brill, "Lilith ou l'aspect inquiétant du féminin", Gênes 1990.
Un site archéologique qui témoigne de la diffusion de la dévotion lunaire se trouve en territoire alpin. Près d'Aoste, on retrouva un petit autel rustique dans une zone suburbaine transformée en nécropole.
Le site y révèle une zone dédiée à la Montagne à la Lune. L'ensemble est situé près d'une villa de l'époque républicaine tardive; nous avons aussi des documents préromains, tout près du tronçon le plus ancien de la route Alpis Poenina.
Le culte lunaire a été associé de façon erronée au culte de Diane et Hécate. Ceci rendit la séparation des déviations de culte très difficile. Une confusion se fit même avec le culte pervers d'Hérodiade: cette déviation est à la base de nombreuses persécutions de la sorcellerie.